L'athénien et le tunisien

Les hommes ne cesseront jamais de chercher la lumière
(Hisham Matar, écrivain libyen)

Je suis un jeune Tunisien ou une égyptienne ou libyenne qui vit une révolte au sein d’une multitude  dans ce premier trimestre de 2011. 
Cette multitude a fait tomber un pouvoir d’Etat et en ramasse les restes, ou du moins pense être en mesure de le faire. Mon action, comme  celle des autres individus, chacun avec la singularité qui le caractérise, a été essentiellement émotionnelle. C’est l’affect qui nous pousse. A moins que certains soient téléguidés… Quoi qu’il en soit, j’agis comme l’un des individus sociaux  de cette multitude que nous formons, c’est-à-dire que «j’exhibe ma propre ontogenèse, ma propre formation avec ses différents strates, ses différents éléments constitutifs»[1].

   
On ne peut mendier sa liberté aux autres, on la prend  
Comment garantir l’égalité non seulement dans la loi mais aussi dans les chances de chacun? La liberté de chacun dans un monde où l’économie n’est pas transparente, ni contrôlée par les individus libres est un leurre car c’est une telle économie qui engendre les inégalités et la domination. Lorsque le ventre est (relativement) plein, il s’accompagne facilement d’une acceptation de la perpétuation des structures inégalitaires. Mais quand le pain manque,  alors jaillit le besoin de liberté, contredisant Rousseau  lorsqu’il dit que «le pauvre aime mieux le pain que la liberté».

Pour ma part, je me pose la question de ma responsabilité :
¿Comment reconstruire cet Etat ? Ou  plutôt ¿comment inventer, ne pas copier des modèles que les régimes actuels dits démocratiques cherchent à m’imposer ?   
Toute transformation ¿sera-t-elle assez radicale comme pour donner à ma propre existence la place et l’importance qui lui correspondent comme vie humaine au sein de la biologie terrestre ? J’entends par là : la place et l’importance maximales que la société humaine peut définir dans l’écologie qui la maintient. 
¿Ais-je les qualités nécessaires pour participer à une telle aventure ?   
Si elles sont nécessaires, ¿sont-elles suffisantes, si je prends en compte la force  imparable d’une technologie qui m’influence, me transforme avant que je prenne la mesure de ses effets?
¿Pourquoi mon éducation ne m’a-t-elle pas préparé au développement de ces qualités ?
¿Pourquoi notre biologie sait-elle reconnaître ce qui est juste et ce qui ne l’est pas alors que notre éducation nous introduit dans le moule de ce qui ne l’est pas ? Pourquoi nos relations dans un monde globalisé se limitent-elles de plus en plus au spectacle de notre communication ; lequel devient la quintessence de notre mode de production ?
Cette multitude s’est “exposée au regard des autres”. Elle se définit comme sujet et se doit d’affirmer sa capacité d’invention si elle tient à défaire le tissu social cancéreux qui l’enveloppe, à éliminer les métastases qui rongent son économie et réaliser un tissu sain et solide.   
¿Cela est-il réalisable dans une seule zone géographique isolée sans que les bombes d’un marché globalisé ne lui tombent dessus, causant probablement plus de dommages encore que celles que lance un tyran sur sa population ?    

Si mon “exhibition au regard des autres”,  ou plutôt aux lunettes déformantes de leurs médias,  me presse à prendre mes responsabilités dans le sens qu’ils souhaitent, je résiste pourtant à copier le modèle de vos régimes dits démocratiques.   
Vos empires déclinant n’ont-ils pas humilié et asservi nos corps ? Et qu’ont-ils à offrir ceux qui ont mis leur démocratie entre parenthèses selon les circonstances, regardant ailleurs lorsque des dictatures se sont installées à leurs frontières, asservissant leurs propres populations, les envoyant à la mort dans des camps d’extermination  ou sous des bombes chaque fois plus mortifères. L’idée de démocratie ¿n’a-t-elle pas été remise en cause lorsque la jeune république espagnole a été embrasée et réduite en cendres par une guerre civile ? Ses voisins dits démocrates, se perdaient dans des débats sur une intervention dont ils laissèrent le honteux privilège à l’aviation de régimes totalitaires.
Dois-je me résoudre à voir dans votre modèle un premier pas nécessaire qui nous situerait tous dans la position commune favorable à une transformation progressive, alors que ce modèle expose clairement à nos regards l’augmentation des injustices dans la répartition des richesses et la mise en danger de notre survie par ses excès ?

Ce pouvoir que je ramasse, ¿comment en faire mon pouvoir, le pouvoir de la multitude, le Kratos de la démo ?
Car c’est bien de pouvoir dont il s’agit. ¿N’est-ce pas par le tirage au sort qu’étaient désignés les responsables dans la démocratie athénienne, dans un système rotatif ? Vous avez su dépasser leurs contradictions puisque eux interdisaient l’accès de la démocratie aux femmes et aux étrangers Mais eux, à la différence de vos régimes, ¿ne considéraient-ils pas la représentation comme un système oligarchique, donnant l’autorité à des groupes d’intérêts dominants aux appétits insatiables?
Cette autorité ¿Ne lui avez-vous pas permit de constituer des espaces interétatiques, ceux-là même qui nous ont fait connaître le pain cher comme le Fond Monétaire International, qui peuvent agir sans le poids du suffrage universel ? Cette autorité que vous vivez aujourd’hui et à laquelle je résiste.


 



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Notes

[1] Paolo Virno: “Grammaire de la multitude”





¿Oú est donc votre révolte ?

¿Pouvons-nous inventer ensemble ?