Devenir et Permanence: "Two Lovers"

Essayer de comprendre et de décrire la chaîne des évènements qui commence avec l'émotion, depuis son empreinte dans le corps jusqu'à son expression publique en tant que représentation du théâtre corporel, et qui s'achève dans le sentiment, représenté dans le théâtre privé des évènements mentaux (Antonio Damasio- "A la recherche de Spinoza")[1]. Nos mouvements émotionnels, qui tant de fois nous débordent, sont la manifestation de nôtre devenir et nôtre implication spatiotemporel. Chercher en moi ce qui s'oppose à cette idée première du devenir, à ces présents successifs qui enferment dans l'épaisseur de mon corps un passé sans mémoire et un avenir improbable.

L'image cinématographique nous enseigne les différents aspects du devenir, l'affect dans le tremblement de la commissure des lèvres, la pulsion lorsque le corps s'élance , la pensée avant et après un acte décisif…Que de films reflètent ces passages de l'humain par les différents degrés d'intensité de ses émotions, mouvements discontinus, incontrôlables, ou suspension du mouvement dans un état de réflexion, dans la recherche de la sécurité, du permanent, projection d'un mental qui s'affronte, sans repères, à son devenir!

Deux amours: Two Lovers

Je prends comme point de départ cette promenade dans le labyrinthe des émotions et des sentiments de ce perdant maniaco-dépressif décrit par Dostoïevski, adapté par un Luchino Visconti peu inspiré (Les nuits blanches avec Mastroianni) et que James Gray reprend avec bonheur dans Two Lovers.


Un film qui raconte l'histoire de Léo… Aujourd'hui, le maniaco-dépressif se nomme victime de troubles bipolaires. Le corps épais de Joaquim Phoenix passe de la désillusion amoureuse et de la tentative de suicide à "l'amour fou", cette perturbation déchaînée par l'objet inaccessible d'un désir aveugle.. Le pendule va et vient entre l'effort pour assumer le rôle qui lui est offert dans le cadre de la tradition familiale, et le désir de rupture et d'évasion. Entre la permanence et le devenir.
Lorsque le pendule oscille franchement et définit le scénario du film, comme c'est le cas ici, nous pouvons facilement découvrir la fragilité de la condition humaine. La dépression de Monica Vitti dans Désert Rouge, le traumatisme provoqué par la mort du fils et les devenirs successifs jusqu'à la réclusion comme refuge et fausse permanence chez Ingrid Bergman dans Europe 51, les devenirs échelonnés depuis la permanence consacrée par les règles sociales jusqu'à la libération et la illumination pour Gertrud de Dreyer.

Et la crise, c'est-à-dire douleur et changement lorsque la maladie met à l'épreuve cette condition de l'humain: le corps altéré par des forces réactives, s'éloignant inexorablement des forces vitales auxquelles il ne peut accéder et dont il réalise la présence autour de lui. La recherche de la permanence, de l'énergie à retrouver, de la sécurité que représente la santé perdue, le confort familier…Ce sont Les invasions barbares et tant d'autres…

Il y a enfin le mouvement simple, définitif, qui part de la permanence pour se lancer vers les intensités et les tensions du devenir sans retour: lorsque l'humain se sait condamné à la mort et rompt avec la stabilité et la sécurité pour vivre les émotions et en finir avec les frustrations crées par les normes sociales. Ici il n'y a rien à perdre… c'est Kurosawa qui nous donne une leçon d'optimisme avec Vivre.




Entre les oscillations extrêmes du pendule, d'autres, de plus faibles amplitudes,vibrent et se font perceptibles même dans des états apparemment stables, quand le corps en crise cherche la branche où se poser entre deux vols. C'est Gena Rowland dans Une femme sous influence ou Opening Night et tous les autres acteurs de John Cassavetes, comme Joaquim Phoenix dans Two Lovers. Là, tout est mouvement, affect, pulsion, intensités qui surgissent du regard, d'un geste de la main, de tout le corps.

Traumatisme, troubles, dépressions, maladie en phase terminale ou simple crise. Et ce qui est sain? Est-t-il sain ce mental qui veut être en paix pour gouverner dans sa fausse permanence, quand "on" constate que "son" corps répond bien. N'est-ce pas plutôt, quel que soit l'état physique, Vivre le devenir, les intensités variables de ses émotions, les percevant comme le fondement de ses sentiments, ces mouvements cachés que le mental retient imprimés en lui? n'est-ce pas au virtuel d'accompagner ainsi les mouvements apparents, unifiant le corporel et le mental, un vivre dans lequel «le corps tel qu'il existe, n'est rien de plus que l'objet de l'esprit» (Spinoza)?

Permanence comme résistance au devenir


Dans son "Traité de Métaphysique", Jean Wahl précise les conditions dans lesquelles peut être pensé le devenir: «Le devenir est forcément le devenir de quelque chose de permanent». La permanence, dans le sens plein du terme, se traduit dans les idées de substance, essence, présence… Face au devenir, l'homme essaie de trouver quelque chose de stable. Il a essayé, nous dit Jean Wahl, d'établir tout d'abord une permanence, qui puisse résister au devenir. Contre le devenir, dont il ne put supporter l'idée, il éleva les idées de substance, d'essence, de forme, d'Etre. Jean Wahl se demande si une telle interprétation de la permanence est nécessaire pour comprendre le devenir et «s'il ne suffirait pas de reconnaître des permanences relatives… différents rythmes de mouvements… différentes vitesses».
Le film de James Gray illustre cette dernière approche. Léo est otage de la bonne volonté de ses parents qui l'ont accueilli. Plus précisément d'une mère qui ne peut dissimuler son instinct de protection et sa peur de le perdre, et d'un père qui projette de le marier. Ce dernier a en effet projeté la transformation de son petit négoce de blanchisserie et la fille du futur associé, amoureuse de Léo et plongée dans la même tradition familiale juive, représente l'objet idéal pour cette affaire qui donnera ainsi la sécurité et la stabilité à son fils chéri. Jusqu'à présent, une petite comédie romantique…


La permanence relative qu'offre la famille, ce rythme lent et mesuré, c'est le pôle extrême du pendule qui lance Léo jusqu'à l'autre pôle, celui de "l'amour fou" et met en mouvement une succession de devenirs pour se retrouver, à la fin du film, au pôle initial… jusqu'à la prochaine oscillation. la tentative de suicide précède le premier mouvement du pendule. Dans le mouvement de retour, après la frustration de son désir de fuite et rupture d'avec la permanence, une nouvelle tentative et une nouvelle permanence.

L'idée de permanence comme substance ou essence dans son origine grecque (Parménides), a été développée jusqu'à nos jours. Il convient de noter que ces concepts de substance et essence, ne correspondent pas en hébreu (hai, hayah) à la permanence sinon au mouvement vital ou …devenir, ce qui nous rapproche d'avantage de Héraclite[1]. La famille de Léo, d'origine sémite, semble prendre en compte "l'essence" du fils chéri comme un mouvement…perpétuel.

Vivre ses émotions: le devenir


Un corps qui vit le devenir, ses flux successifs, joyeux et enfantins, et qui, brusquement, cache sa tête sous l'oreiller, dans la claustrophobie d'une chambre obscure. Le corps de Léo est le territoire des émotions, perturbations apparentes, affects, ces «effets moteurs sur un nerf sensible» disait Bergson. Il les vit comme une chaîne d'évènements, c'est le théâtre de son corps qu'il ne peut dissimuler aux yeux des autres. Et, progressivement, ces évènements se diluent comme le sel dans l'océan virtuel de sa pensée, dans des entrelacs de sentiments, son théâtre privé. Le débordement de ses émotions cessera brusquement face à la désillusion et la perte de l'objet du désir et se transformera en l'ombre de la douleur cachée.

Avant d'en arriver là, Léo vit ses relations avec ses deux amours, ses Two Lovers, comme deux séries divergentes qui expriment leurs différences d'intensité. Des relations où se concentrent le devenir de chacun et chacune, ses qualités, la forme et les extensions de leurs désirs réciproques, la matière des tensions familiales –les deux femmes dans la relation au père. Léo et ses deux amours, trois intensités, le potentiel de chaque corps, une composition de forces.
Ainsi sont les relations affectives, des courants d'affirmations, de résistances, de tensions apparentes. Des forces antagonistes, actives et passives, entre mouvement et stabilité, entre devenirs et permanences relatives. Des permanences passagères en réalité, qui ne sont que des mouvements de faible intensité, des regards en arrière dans une recherche de ce parfum d'une essence qui glisse entre deux pensées, et ces bilans qui forment l'Histoire du Je et qui réactivent les émotions…



…Léo dans sa chambre, nuits blanches. Il se pelotonne, retient les flux de son devenir et se fait pure sensibilité: il vient de recevoir l'empreinte de celle qui va marquer en lui le désir de rupture avec toute permanence. Toute sa nouvelle réalité est immergée dans l'océan de l'affect, cet ordre fortuit, intempestif de la rencontre. La différence nait en lui, la variation incessante des affects, la différence des degrés d'intensité. Qu'importe à présent les différences de sexe, d'espèces, de lieux, Léo vit les différentiels de ses émotions, transforme l'empreinte en expression du désir, de l'appétit de vie, tout le déborde. Il découvre aux autres sa singularité, qu'eux ou elles transforment en "l'ami", "l'amant", "le fils prodigue". Il peut enfin vivre son potentiel, ses forces antagonistes, agir ou souffrir, danser ou, désespéré, retourner sur le pont de Brighton Beach pour se jeter de nouveau.

Mais la différence a agi, les devenirs en ont fini avec la permanence d'un supposé Etre, d'une essence qui ne peut engendrer que des sentiments, un sentir virtuel, d'un fantôme qui l'habitait. La différence apparaît quand le même se présente à nouveau. Différence dans la répétition, Le même n'est plus le même sinon une sensibilité chargée du goût de l'espoir qui fait que, ce qui est en soi se trouve dépassé par le futur et du goût de la retenue qui le fait dépasser le passé: un simulacre.
Memento






Notes

[1] Quand des pensées qui sont normalement causes d'émotions, surgissent et produisent de nouvelles émotions, celles-ci vont créer des sentiments, et ceux-ci évoquer à leur tour d'autres pensées thématiquement associées, qui amplifient l'état émotionnel. Les pensées évoquées peuvent agir de plus comme amorces indépendantes d'émotions additionnelles et ainsi augmenter l'état affectif présent. D'avantage d'émotions donnent naissance à d'avantage de sentiments jusqu'à ce que la distraction ou la raison y mettent fin. Lorsque l'ensemble de ces phénomènes sont en plein mouvement, il est difficile de dire introspectivement lequel a été initiateur (A.Damasio).

[2] Héraclite a complété la notion de Etre de ses prédécesseurs par le concept de "Devenir" ou "Flux" qu'il considérait comme la réalité sous-jacente à toutes les choses, jusqu'aux plus stables en apparence. Pour illustrer ce concept, il affirmait, par exemple, qu'une personne ne pouvait se baigner deux fois dans le même fleuve.