Ceylan et les trois singes

Oeuvre de rupture: "Les trois singes"

Ceylan nous propose une œuvre de rupture dans laquelle ni lui ni les siens n’apparaissent et qui délaisse l’aspect autobiographique de ses précédents films pour s’attacher à décrire de manière élaborée et numérisée la dislocation d’une famille.

Les Trois Singes n’est en rien une œuvre de la continuité, elle constitue même à bien des égards un nouveau virage. Si son épouse Ebru et son ami Ercan Kecal (qui interprète aussi le personnage de l’homme politique) ont participé à l’écriture du scénario, ni lui, ni sa famille au sens large ne sont à l’image.

Cependant, il est étonnant de constater à quel point Ceylan procède au réinvestissement et à la relecture de la modernité, et dans ce panthéon figurent sans aucun doute Antonioni et Tarkovski, surtout lorsqu’il s’agit d’autopsier les rapports humains à l’aune de leur environnement.

Le théâtre familial et Confucius.

Un port, champ contre-champ de l’affrontement terre/mer, frontière infranchissable, zone trouble de repli et d’attente. Le film explore la dislocation d’une famille (la femme et le fils, puis le père, de retour au foyer) qui joue dangereusement aux trois singes. Toujours malicieux et aimant se glisser dans les interstices du sens, Ceylan tire cela de Confucius où « les trois singes ont une signification positive qui représente la sagesse : ne pas entendre le mal, ne pas le voir, ne pas en parler ». Mais ici ce n'est pas de sagesse dont il s'agit sinon de l'extériorisation des âmes en souffrance.

Trois chambres pour trois singes

La séparation et l’enfermement des personnages sont alors signifiés par un travail remarquable sur les cadres et l’espace : l’appartement de la famille est un lieu exigu divisé en plusieurs pièces qui forment de multiples cadres dans le plan. Les protagonistes, principalement la mère et le fils, sont constamment séparés par ces cadres, ce qui métaphorise admirablement leur éloignement malgré les liens qui les unissent.

Chorégraphies de deux ou trois entités, entrant dans l’écran par le bas, à droite ou à gauche, comme les insectes qui peuplaient l’écran d’Äntonioni dans la première partie de La Aventura. C’est un Désert Bleu. Ce n’est pas le monde industriel du Désert Rouge qui enferme la femme, sinon un univers à la lumière écrasante. Ce n’est pas non plus le Bleu marqué par la camera cachée, cet inconscient traité par Haneke dans Caché. Ni le Bleu du monde kafkaïen ou se débat le Sam de Brazil.


Ceylan nous offre en fait un Noir et Blanc, une photographie expressioniste colorée de Bleu, ou apparaissent parfois des tâches de rouge, un mur, un sac à main, un rideau…C’est l’univers de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la femme par les hommes, par le mari, l’amant, le fils. Ici, comme dans le Désert Rouge d’Antonioni, elle se trouve au centre de gravité de ce triangle.


Les différents actes violents du film ne sont que suggérés : l’auteur utilise des combinaisons de plans qui allient de très belles ellipses à des caméras subjectives qui font ressentir la psyché des protagonistes. Ceylan filme l’inexprimable à travers des moments apparemment anodins à la manière d’Antonioni. Il nous offre une série d'images temporelles, une succession de plans elliptiques dans une progression linéaire. Une répétition de l’action dans des moments distincts de la journée, un jeu silencieux des trois singes représenté par des plans courts, distanciés dans le temps. Un long plan séquence final dans lequel la foudre de Zeus est le contrepoint de la colère contenue du père qui a rétabli l’ordre familial.

Image sonore après Robert Bresson

Robert Bresson est un maître revendiqué. « Maître à penser » dit-il. À penser le cinéma. C’est particulièrement le cas dans le rapport de Ceylan au traitement sonore. Le son est monté, découpé, fabriqué, il fait l’objet d’une très grande attention ; le cinéaste se montre à son sujet obsessionnel et exigeant à en croire Olivier Dô Hùu, monteur, le son est un indicateur d’atmosphère et de psyché. Et souvent ces deux derniers éléments se trouvent en interaction ; l’humeur de la nature est aussi celle des êtres, qui s’influencent réciproquement.

C’est un cinéma baigné par les notes des maîtres de la musique occidentale ; Bach avant tout, mais aussi Schubert, ou encore Mozart qui rythme superbement la mélancolie d’Uzak. Mais ici, les sons enlacent les espaces et les organisent en mondes fermés. Le son, la musique, c’est l’appel du muezzin ou celle du téléphone portable qui exacerbe les sentiments et provoque le malaise à chaque sonnerie. Cette musique, pleine de sous-entendus, est à la fois celle d’un amour impossible et de l’adultère, ce qui démontre la belle complexité et la force métaphorique de cette œuvre…

Trois Singes est un film atmosphérique et sensoriel qui baigne dans une architecture sonore entièrement dédiée à la représentation des ressentis : la respiration ; le vent qui amène le tourment et les bruits urbains qui révèlent les fêlures des êtres. Claustrophobie ou seule reste l’expression de l’affect, le symptôme d’un monde imaginaire que reflètent les gros plans. Des solitudes, des singularités dans toute leur potentialité, leurs possibilités dans les profondeurs d’un espace-temps bleu et blanc où rodent le fils mort et le chat miaulant.



De Tarkovski au numérique

Inutile d’être exhaustif ici, il convient simplement de constater que Ceylan est un cinéaste qui débute sous une double tutelle paternelle. L’un biologique, Emin, l’autre cinématographique, Tarkovski. À tous deux il voue un véritable culte. Ces deux figures envahissent, Koza, Kasaba et Nuages de mai. Ces trois films forment un réseau organisé autour de l’autobiographie poétique de Tarkovski : Le Miroir.

Uzak ne tourne plus autour de la figure paternelle qui est l’objet et le centre de gravité des trois films précédents Ceylan semble ici couper le cordon cinématographique qui le reliait à son père. Ce culte du père ne s’arrête pourtant pas là, mais il est désormais mené avec un autre medium. Un travail photographique mené avec son épouse Ebru a en effet été réalisé entre 2006 et 2008 avec la série « For my Father » (http://www.nuribilgeceylan.com/photography/formyfather1.php). On y retrouve les lieux parcourus avec la caméra quelques années plus tôt, les bois et la fameuse clairière, d’autres également. Belles et sereines, travaillées par une mélancolie inquiète, ces photographies scrutent le travail du temps sur le corps, et surtout un visage minéral plein d’aspérités.