"The Shanghai Gesture" (Josef von Sternberg)

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Shanghai, un monde globalisé

The Shanghai Gesture (Josef von Sternberg-1941) est le film de tous les superlatifs: le plus mystérieux, captivant, baroque… Il y a, comme dans un rêve brumeux,  le port de Shanghai.
Il y a surtout la grande folie de la maison de jeu

 le  Casino de "Mother" Gin Sling, une chorégraphie inouïe d'hommes et de femmes de tous pays, et au centre …

..."les jeux sont faits, rien ne va plus" dit Marcel Dalio.
Lorsque la jeune et riche Victoria Chateris,  arrivée récemment de Suisse, vient y tenter sa chance, elle a ces paroles d'enfant naïve:
Comparés à cela, tous les autres endroits sont comme des jardins d'enfants… On y sent une atmosphère si incroyablement maléfique! Je ne pensais pas qu'un tel endroit puisse exister, sauf dans mon imagination… tout peut s'y produire, à n'importe quel moment» dit Poppy (Gene Tierney).


Shanghai, miroir déformant des problèmes qui assaillent le monde… une moderne tour de Babel, évolue dans la guerre perpétuelle selon la volonté des dieux, écrit  Sternberg en fin de Générique.


Dans "De vienne à Shanghai", Josef von Sternberg nous décrit la ville de Shanghai, à l'embouchure du Huang-p'u, sur ce qui avait été autrefois «un marécage boueux où les marchands d'opium et de thé avaient construit une ville unique en son genre». Shanghai était divisé en secteurs où les citoyens des Etats-Unis, de Grande Bretagne, de France, du Japon, de la Russie et de l'Allemagne possédaient leurs propres tribunaux et les services postaux de leurs pays réciproques. Shanghai fut une colonie «qui avait monstrueusement prospérée car elle était devenue la décharge –il faut bien qu'il y en ait une –où se déversaient l'ordure et la lie du monde entier… C'était la chine, certes, mais une Chine où, sur des écriteaux accrochés aux devantures, on lisait "Interdit aux chiens et aux chinois".  De cela, bien des gens auront à payer les conséquences et pendant très longtemps».
Avec ce texte, l'intelligence prémonitoire de Sternberg semble anticiper la situation actuelle du monde. Mais dans The Shanghai Gesture, il va plus loin et décrit le monde du marché global et du jeu de la Bourse. Le Casino de "Mother Gin Sling" où se déroule pratiquement toute l'action du film en est la représentation. La maison de jeu nous est brusquement révélée derrière la porte où s'engage le Docteur Omar (Victor Mature), véritable arène sur plusieurs étages.


En son centre se déroule le jeu de la passion du gain dans une pulsion d'autodestruction et de mort. Des paniers, tirés par de cordes,  remontent  jusqu'aux coffres que l'on remplit de bijoux, de bons du trésor, de devises de tous les pays dans des paris perdus. C'est une représentation d'un monde global infernal, cauchemardesque. Sternberg, dans le même texte, rappelle qu'il a visité au début du XXème siècle un établissement du même type, «un monde en miniature, sauf qu'il n'était pas fait pour les "diables étrangers¨" mais pour les chinois». Il le décrit dans tous ses détails et nous rappelle que, lorsque les japonais envahirent Shanghai,  ce centre d'attractions fut détruit par un bombardement incompréhensible de l'aviation chinoise. «L'endroit était bondé et on releva 12 000 morts et autant de blessés».
Dominants et dominés




Sternberg peint une fresque poétique dans laquelle  les personnages sur jouent leurs rôles et  les moments les plus tragiques, dans la dénonciation de la domination ou du racisme,  semblent irréels. Il nous a prévenus dès la fin de générique: «notre histoire se situe hors du temps présent». Bien sûr, le temps présent du film, c'est la Guerre mondiale qui se déchaine en Europe et, bientôt en Asie. Mais cette irréalité, si elle donne toute sa beauté au film, accentue la vision pessimiste d'une condition humaine où, de tous temps,  les rapports dominant/dominé ont été dénoncés par ceux qui ont su voir. Dans "The World"(Shijie-2004),  Jia Zhang-ke reprend le thème du parc d'attraction, cette fois dans le Pékin contemporain,  pour tracer à son tour une fresque semblable et exprimer la même dénonciation.

 The Shanghai Gesture est un film noir dès la première séquence. Bien sûr, on n'y rencontre pas  de détectives chapeautés sinon…
un surprenant agent de la circulation indien
dont les gestes semblent reproduire une danse traditionnelle
et une foule qui se déplace en… ombre chinoise,
dans les studios californiens, provenant probablement de Chinatown.

L'ambiance brumeuse du port, les contrastes lumineux propres à l'expressionisme lyrique de Sternberg,  donnent au film une atmosphère qui n'a rien à envier aux meilleurs films noirs de Howard Hawks, Siodmak, Preminger ou Lang. 
Non seulement la beauté de l'image mais aussi la force de la narration en font, dans son cadre exotique, le film noir par excellence. Le monde de la  prohibition et des gangsters de Chicago, celui des chefs maffieux décrit dans  "The big combo", celui  de la vengeance avec "The killers" ou de la perversion avec "Scarlet Street", films dont nous parlerons bientôt,  sont décrits ici avec une force particulière qui fait l'originalité de Sternberg dans le traitement du film noir. Le metteur en scène avait déjà réalisé avant celui-ci: Sergeant Madden (Au service de la loi- 1939), thriller de gangsters à la mode mais précurseur du film noir remarquable pour la photographie de John Seitz, que nous retrouverons dans Double Indemnity (Assurance sur la mort-Billy Wilder-1944).

Le film est tiré d'une pièce de John Colton, mais ce qui était un bordel dans l'œuvre initiale  devient un Casino et la protagoniste nymphomane et droguée de John Colton devient ici alcoolique et dilapide la fortune de son père à la roulette.

"Mother Gin Sling" dirige le Casino avec un sens aigu du négoce

Elle est interprétée par Ona Munson qui fut marquée par son rôle de Belle,
la tenancière d'un bordel, amie de Rett Butler dans Autant en emporte le vent
mais se heurte à la pression de promoteurs qui, avec la complicité des politiques locaux et des banquiers, cherchent à la déloger pour construire. On lui annonce la fin de son bail autour d'une partie de cartes.


On lui donne jusqu'au nouvel an chinois pour s'installer dans le quartier chinois. La compagnie Interchina est repreneur dans des conditions de spéculation à grande échelle.


 C'est le richissime  Sir Guy Chateris (Walter Huston) qui dirige l'opération.

 La domination au sein du milieu occidental:
 "La mairie de la ville  n'est pas contre la disparition du quartier…
Il faudrait augmenter les capitaux"

Gin Sling découvre facilement qui est Sir Guy: il l'a épousé sous un autre nom, ils ont eu un enfant, il s'est enfui avec l'enfant qu'elle croit mort, il a volé son père. Le mécanisme de la vengeance se met en place.
Cependant ne nous y trompons pas. Il se dégage des personnages et de leurs  relations, même chez le vieil intendant de "Mother Gin Sling",  une forte charge sensuelle


et le problème de la prostitution comme domination de la femme est dénoncé par des images et un texte que l'on oublie difficilement. Mother met en scène devant ses invités occidentaux, notables de la ville et Sir Guy, la vente aux enchères de prostituées à des marins, dans une séquence qui semble irréelle.  Spectacle pour touristes dit-elle, rajoutant que c'est ce qu'elle a vécu:


 «rien n'était faux, en ce temps là… J'étais en cage, un port par semaine… les dessous de mes pieds fendus, dans lesquels on avait cousu des cailloux pour m'empêcher de m'échapper».

"Aimez-vous le Nouvel An chinois?"
Tant dans les scènes d'intérieur comme d'extérieur, la sensation d'enfermement est constante, s'apparente à un univers carcéral malsain et destructeur. Le Casino de "Mother" est un refuge pour des personnages étranges, peut-être maléfiques comme le prétentieux  Docteur Omar,

Victor Mature est le Dr Omar
docteur de Shanghai... et  Gomorrhe, docteur en rien,
ça ne blesse personne au contraire de la plupart des médecins.

Omar sert d'instrument de vengeance pour Gin Sling.  Il va entrainer Poppy/Victoria, attirée par lui, sur le chemin de la déchéance. C'est lui qui porte le mieux les attributs de l'exotisme  avec son burnous et son fez, implorant Allah et  récitant des vers aussi vides que pompeux. La mother, Gin sling, dont le nom est lié à un passé de prostitution, évoque par ses tenues des geishas japonaises. Elle apparait accompagnée d'un coup de gong.

Poppy: Gin Sling? Pourquoi pas Wisky soda?
- Mother: il y en avait déjà une… et une Martini et une Miss Benedictine…
j'aurais pu m'appeler Rose ou… Poppy!

On pourrait penser que Sternberg, dans ces caricatures de l'arabe Omar ou de la chinoise Gin Sling  à l'apparence cruelle correspondent à une vision raciste d'un Orient suffisant. Il n'en est rien. Gin Sling a assez souffert pour être en droit de demander justice. Elle a ses propres pouvoirs, connait les secrets de chacun, ce qui lui permet de se jouer des hypocrites mais aussi des puissants occidentaux qui désirent la chasser. Elle prend plaisir à cela mais tous reconnaissent sa bonté: elle est une grande dame intelligente qui, avec humour, se rie même de son sbire Omar: "il ferait mieux de ne pas penser".

 Si aucun des détails de ce monde exotique n'est superflu c'est bien pour mettre en évidence la critique acerbe d'un Occident raciste et dominateur. Le mépris que montrent Sir guy et sa fille Poppy, mais aussi d'autres occidentaux comme Dixie,  vis-à-vis des chinois,  ou même des russes est dénoncé dans plusieurs séquences. C'est là une des descriptions des plus acerbes de l'individu occidental dans toute sa bêtise et sa suffisance.

Poppy est au centre de la narration mais aussi de l'image. Gene Tierney fit ses débuts au théâtre et ses connaissances, comme dans le cas de Grace Kelly,  la conduisent à Hollywood où elle tourne son premier film avec Ftirz Lang en 1940 puis, en 1941, quatre films avant The Shanghai Gesture, son premier film important pour sa carrière. Nous la reverrons dans Laura et d'autres films noirs de Preminger. La référence dans le film à ses qualités littéraires –elle écrivit des poèmes et un livre –et ses études en Suisse, lui permettent d'entrer avec un naturel confondant dans le film, accentué par sa beauté et son élégance. Elle est une enfant capricieuse, gâtée  par un père riche, cherchant à masquer sa fragilité et ses peurs par une attitude de domination, de mépris des indigènes et de provocation dans un monde qui lui est étranger.

Devant la représentation qu'offre le Casino de Mother, Poppy est fascinée, irrésistiblement attirée. Son père lui servant de banquier, le Casino lui fera, sur ordre de "Mother", un crédit illimité pour sa consommation de sensations fortes: jeu, alcool, drogue… sans compter les cadeaux somptueux à son gigolo Omar. Le père devra racheter ses dettes au prix fort, la laissant entrer ainsi dans une spirale destructrice.

Il serait difficile de ne pas penser ici à ces crises économiques qui mettent certains pays dépensiers, –soit au niveau de l'Etat, soit au niveau du privé, entreprises ou consommateurs– sous la domination du système financier d'autres pays. L'avantage des dominants, comme Sir Guy ou "Mother", c'est qu'ils ont les moyens d'imposer leur vision du monde, même si les uns dévorent les autres, comme lui compte le faire avec "Mother". Mais leur faiblesse c'est que cette vision du monde est faussée et ils se trompent sur le processus qu'ils ont mis en marche. L'un comme l'autre, ils paieront cher leur jeu de la domination.


Sir Guy comprendra, comme Bette Davis dans le film prédédement traité dans ce Dossier: The letter,  que chaque culture a ses règles; "Mother Gin Sling", quant à elle, aura probablement des difficultés à acheter la police pour se sauver.

 Entrainée dans une pulsion d'autodestruction, attirée par Omar, mandaté par Gin Sling, le Casino causera sa perte.  A grand renfort de gros plans, de transparences, Sternberg dépeint le théâtre de sa transformation comme une sorte d'enfer baroque, un univers fantasmagorique envoûtant où la mort est omniprésente, indissociable de cette spirale qui mène au trou noir de la roulette.
La transformation physique du personnage de Poppy est un enjeu majeur : de plus en plus sublime à mesure que le film avance, mais animée à la fin par une flamme de folie destructrice.



Le passé de chacun, sauf celui d'Omar, sera dévoilé au cours du repas de Nouvel An organisé par "Mother".

Le mural du Casino a été peint par Keye Luke, le fameux Dr Yang dans Alice de Woody Allen (1990) et le savant des Gremlins.
Le grand jeu des émotions, de la passion et du désir de pouvoir sur les autres,   continuera à enrichir  les loups et anéantir les agneaux. Le rire du Dragon du Nouvel an chinois répond à la folie du monde.



"The letter" (William Wyler)

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Un coup de feu, un pigeon s’envole.

Un deuxième coup de feu : les chiens se réveillent. Les autres coups sont, avec les aboiements, un fond sonore  pour une chorégraphie surprenante. Des hommes à demi-vêtus se précipitent hors de leurs hamacs où ils dormaient par une nuit de pleine lune.


Esclaves d’une plantation de caoutchouc dans la Malaisie colonisée par les anglais dans les années 1920, ils sont les témoins du crime commis par la femme du patron, Leslie Crosbie. Bette Davis, souveraine, vient de tuer son amant.
C’est l’ouverture en noir, très noir, de The letter,  un mélodrame qui concerne en réalité une micro société britannique et hollandaise installée en Malaisie pour exploiter les plantations de caoutchouc et, par conséquent, les malais.


C'est un groupe  d’individus vêtus de blanc et qui supportent mal la chaleur de leur colonie. Ils supportent  mal aussi que l’une des leurs soit jugée comme criminelle. Si elle-même va mentir pour se sauver en faisant croire au viol et à la légitime défense, tous les autres sont de toute façon prêts à la défendre pour que n’éclate pas le scandale qui ferait  du blanc un vulgaire assassin aux yeux des indigènes. 

La relation dominant-dominé est ici des plus fortes bien que subtilement évoquée. Dans les années 1940, le spectateur occidental pouvait facilement s’identifier à ces individus qui semblent victimes d’un monde étrange, mystérieux, inquiétant : n’est-ce pas ainsi que l’on peut lire l’image lorsque les malais vont démontrer à leur tour  leur pouvoir de domination?

 Mais il ne faut pas se tromper : c’est bien de la décadence d’une société, de toute une civilisation qu’il s’agit. Ce sont des individus qui sont prêts à s’humilier, à renoncer à toute dignité pour maintenir leur  statut : Leslie Crosbie prend le prétexte du viol pour se défendre et sauver sa vie.  Elle a la culture des apparences et des mensonges que l’on cache, en brodant ou avec des amis autour d’une tasse de thé.
L’avocat, ami de la famille,  prend le risque  de suborner les témoins pour étouffer le scandale. Car la femme de l’amant tué, une indigène, détient la preuve de la culpabilité de Leslie : la lettre.


  Et Leslie s’agenouillera devant la femme indigène de son amant et la remerciera pour lui permettre de la récupérer. Cela coutera à son mari sa fortune épargnée. En se débarrassant de toute preuve de la culpabilité de la femme respectable d'un riche colon anglais et montrer ainsi à la société indigène qu'un homme blanc,  dépravé pour avoir osé s’unir à une des leurs,  est un violeur, cela mérite bien ce sacrifice.

Celui qui sort gagnant est le discret assistant de l'avocat,
intermédiaire malais qui organise la rencontre des deux femmes
... et empoche la commission.



Cependant, les critères de jugement ne sont pas les mêmes dans toutes les cultures: à la justice des blancs qui protègent une des leurs, répondra la loi du talion.

Le poignard brille à la lumière de la pleine lune...


The letter  est tiré de l'œuvre de W. Somerset Maugham "The Casuarina Tree" publiée en 1924 (parue en France en 1926 sous le titre  "Le sortilège  maltais"), un recueil de six nouvelles. Le film  correspond à la dernière de ces nouvelles "L'affaire Crosbie" et à sa transposition au théâtre sous le nom de "The letter" dont la première eut lieu à Londres en 1927. L'œuvre fut adaptée au cinéma en 1929 par Jean de Limur qui participa à la rédaction du scénario, avec Jeanne Eagels dans le rôle de Leslie Crosbie. L'actrice meurt après le tournage du film et nommée aux Oscars à titre posthume. Une version TV sera tournée en 1982 avec lee Remick.
Bette Davis interpréta avec Leslie Howard une autre œuvre de Somerset Maugham, Of Human Bondage ( L'emprise-John Cromwell-1934). 

Le metteur en scène William Wyler, comme Somerset Maugham, est nè en France. Avant The letter, il dirige Bette Davis dans Jezabel en 1938 et, plus tard, dans The little foxes (La vipère-1941).
Herbert Marshall tient le rôle de Crosbie, l'administrateur de la plantation,  mari de Leslie après avoir tenu le rôle de l'amant dans la version antérieure de 1929. Il retrouve Bette Davis dans The little foxes.  Mais il a aussi interprété à Somerset Maugham dans The razor's edge (Le fil du rasoir-Edmund Goulding-1946).  Dans ce Dossier, nous l'avons vu apparavant dans Envoyé Spécial de Hitchcock. 

James Stephenson  tient rôle de l'avocat de Leslie, Howard Joyce. Il réalise une interprétation remarquable qui lui vaut une nomination aux Oscars de même que Max Steiner pour la musique dont les violons sous la pleine lune de la première et la dernière séquence accentuent l'atmosphère dense de l'acte criminel.  De même aussi que Tony Gaudio dont la nomination pour la photographie est amplement justifiée. Gaudio a aussi travaillé avec Bette Davis et sait donc trouver les meilleurs angles et éclairages: The old maid (La vieille fille- Edmund goulding-1939) et Juarez (1939-William Dieterle). Il la retrouvera dans The great lie (La gran mentira-Le grand mensonge-Edmund Goulding-1941).