Affrontement des corps

Après Picka-Don, voici la deuxième partie du libellé "Tabou : l’œil de la camera"

Le cinéma comme territoire d’une contre-culture
Si les mythes se nourrissent les uns des autres, le mythe du culte de l'art a parfois agit en sens inverse des idéologies dominantes, dans le cadre d’une contre-culture. Si les milieux culturels dans lesquels nous nous exprimons ne détruisent pas tous les tabous, ils représentent cependant des courroies de transmission qui facilitent l’abandon des interdits culturels qui eux sont dénoncés de nos jours.

L’action de la contre-culture dans les années 1960, dans le cadre d’une émancipation par rapport à la morale religieuse, a conduit à une nouvelle formulation du sujet. L’espace privé, corporel et sexuel, devient objet du débat public, que ce soit au sujet du droit à l’avortement, de l’euthanasie, de l’homosexualité ou de l’image du corps et sa relation à la consommation. A la contagion du corps social par la censure et l’autocensure, le cinéma a répondu par l’image. D’abord scandaleuse, celle-ci finit par contaminer à son tour ce même corps social et participe ainsi de sa métamorphose.
Pendant les dernières décades, l’art cinématographique a exprimé le conflit entre le sens général des choses et les tabous, a capté les changements mais aussi la fragilité des sociétés. Le cinéma chercha la réponse appropriée, celle qui ignore les conventions et les préjugés[1]. Ce nouveau cinéma se concentra sur ce qui circule entre les corps dotés de leur intelligence physique et dans leur  recherche du choix libérateur  comme le vit le corps dédoublé de Conchita (Carole Bouquet ou Angéla Molina) dans Cet obscur objet du désir.

Cet obscur objet du désir


L’affrontement


Dès la fin du XX ème siècle, l’on constate la recherche d’un consensus mou, un politiquement correct. L’attaque contre les tabous et les mécanismes de pouvoir qui les manipulent s’appuie essentiellement sur le concept si subjectif de dignité. Les connotations morales et émotionnelles de ce concept paraissent bien éloignées de la force subversive et novatrice de Luis Buñuel ou Pasolini. Une force qui affronta directement le corps individuel au corps social, l’élection de soi-même comme objet de scandale écrit Pasolini dans son texte sur Théorème.


L'affrontement de l'individu ou du groupe avec le corps social, particulièrement ce corps que Pasolini appelle la «petite bourgeoisie dans le sens idéologique et non économique» est radical dans Les tueurs du clair de lune (Honeymoon Killers -1969), Leonard Kastle y fait une peinture lucide aux qualités documentaires de cette "middle class" américaine et de la soumission des femmes américaines aux tabous d'une société puritaine. Celle-ci leur a attribué une place qui les enchaîne, de gré ou de force. Créatures frustrées, elles sont trompées par les apparences, à l'image de ce puritanisme, du scénario familier que déploie le couple meurtrier.

Mais c'est surtout le coup de poing de Buñuel. Primo le « je laisse libre cours à ma rage contre l'ordre établi» à propos de L'âge d'or (1930). Et plus tard, comme il l'affirme, l'affrontement d'un artiste aux critères sociaux de raison et de nécessité , après la barbarie de la guerre, des crimes nazis et Hiroshima. C'est le retournement de la logique, la transgression des valeurs, la salle`à manger comme lieu de défécation collective (Le fantôme de la liberté-1974). Les idéologies sont mises en cause dans L'ange exterminateur (1962); Rita et la religion, Ana et la Kabbale, Alberto et les francs-maçons, Leonora et la psychanalyse. Le pouvoir politique de la bourgeoisie digère avec un charme discret toute contestation ou contre-culture, la liberté n'est plus qu'un fantôme.
Mais, au-delà de la position de l’artiste,  c’est lorsque le cinéma traite de l’affrontement des êtres avec eux-mêmes ou avec la société qu’apparaissent les images impactantes des affects et des pulsions. Les protagonistes sont les survivants d’un naufrage culturel qui leur a fait perdre leur catégorie de sujet.  Dans les décades antérieures à 1960, certains cinéastes osèrent provoquer la censure en montrant l’image de l’affect dans le sens  d’effet moteur sur un nerf sensible que lui donne Bergson. Souvenons-nous de quelques unes de ces images-affect, comme le visage de Peter Lorre dans sa lutte contre ses pulsions dans M, le maudit (Fritz Lang-1931)... 



 …ou celui de Vincent Price se réfugiant dans la drogue et l’annonçant clairement.


Dragonwick (Joseph Mankiewicz-1946)



Plus tard, le public recevra ébahi la séquence de désintoxication de Frank Sinatra ou celle de James Mason devant un miroir, sur le même thème .[2].  Ce thème de la drogue sera abordé dès les années 1960 de façon bien plus explicite avec les mouvements Underground , Hippie (Easy rider, Hair…), et les "Nouvelles vagues" européennes et sud-américaines.




Aujourd’hui encore, les images-affect font trembler les nerfs sensibles des spectateurs, comme ces premiers plans d’Alex qui est incapable de parler de cet acte qui transforme sa vie en catastrophe (Paranoid Park –Gus Van Sant, 2007), ou le visage, les mains, la nuque de Vincent Gallo dans sa promenade cannibale dans Paris (Trouble every day- Claire Denis, 2001).




Les protagonistes agissent contre eux-mêmes. C’est le suicide dans La vie rêvée des anges de Zonka-1998, dans Caché de Haneke-2005. C’est encore l’automutilation comme dans La pianiste, aussi de Haneke-2001.




On agit bien sûr contre l’autre car c’est souvent en lui que se nichent les désirs et les interdits (Benny’s video de Haneke-1992). Images des pulsions et du fétichisme, de la violation et du cannibalisme. C’est  la violation de l'intégrité de l'enfant, et l'assassinat de la petite Elsie Beckman dans la séquence elliptique de M



Elsie à la sortie de l'école
 
Le marchand de ballons
 
Le ballon s'envole vers le ciel


...sa représentation directe par Bergman en 1960 (La source), elliptique par Buñuel en 1963 (Le journal d'une femme de chambre), ou avec dramatisme chez Sam Fuller en 1964 (The naked kiss). Enfin, l'inceste (Le souffle au cœur -Louis Malle, 1971 ou Les damnés de Visconti, 1969), thème généralement peu traité au cinéma dans cette époque. Il faut attendre le premier film réalisé avec les critères du manifeste Dogma par Thomas Vitenberg en 1998, Festen.





Le journal d'une femme de chambre

Le dossier TABOUS se poursuit avec: Enfermement des corps
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Notes[1] Le cruel Buñuel a-t-il été inspiré, lorsqu’il tourne Viridiana, par le petit Luis qui, parait-il, avait rêvé de sodomiser la Reine d’Espagne ?
[2 Respectivement :. The man with the golden arm de Otto Preminger en 1955 et Bigger than life de Nicholas Ray en 1956