VI- Sens et Finalités

Les organisateurs d'une table ronde sur l'Imagination m'ont proposé de publier dans ce blog sous le libellé « Imagination » les parties essentielles de leur débat à partir de son enregistrement. Cela m'a paru opportun après la publication des"Règles du jeu" (voir libellé). Je n'y ai apporté que des corrections mineures liées au caractère colloquial de cette rencontre. D'autre part, j'y rajoute les liens avec d'autres pages de ce blog lorsque cela m'a paru être un complément d'intérêt. Quelques photos aiguiseront l'imagination…

L’oiseau n’est pas un docteur ès sciences qui puisse expliquer pour ses confrères le secret du vol. Pendant qu’on discute sur son cas, l’hirondelle, sans autres explications, s'envole devant les docteurs ébahis…Du premier coup, elle a trouvé la solution sans l’avoir cherchée ! (Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien de Vladimir Jankélévitch).



C : Qu’est-ce qui conduit à penser que c’est l’imagination qui est productrice de sens ? Si je considère des structures que l'on pratique couramment comme la syntaxe grammaticale ou les coordonnées cartésiennes, ce sont des formes accessibles à notre conscience et qui fournissent leur propre sens. Il me suffit de voir un point dans un plan défini par ses coordonnées pour comprendre les axes cartésiens, ou de séparer une sentence en deux phrases pour savoir laquelle est principale et laquelle est relative.

D: Ce serait une erreur de penser que c'est le modèle cartésien ou la syntaxe grammaticale qui fournissent le sens de ce qu'ils représentent. Les modèles que nous construisons, les langues et les langages mathématiques ou musicaux, par exemple, sont des activités de l'imagination humaine qui les instrumentalise pour créer de nouveaux modèles. Les opérations de dissociation puis d'association que décrit Vygotsky et dont nous avons parlé antérieurement, sont réalisées par l'imagination. Selon Mark Turner (voir Nota) , c'est l'imagination qui fournit le sens en réponse aux modèles que nous citons. Le sens ne se déduit pas, il se construit. L’imagination crée avec de l’existant, c’est-à-dire par fusion ou combinaison des données que nous utilisons dans nos pensées ou nos dialogues. Cette activité mentale fondamentale, essentiellement imaginative, soutient M. Turner, « est l’origine de notre aptitude à inventer du sens », et représente le fondement de l’usage métaphorique du langage (voir La neuroscience cognitive de la créativité). Cette théorie s’appuie sur notre faculté à utiliser un moyen de pensée, par lequel des informations partielles apparemment sans relations ou même contradictoires peuvent être reformulés, afin que ces éléments puissent harmonieusement être combinés en un nouvel élément d'information, donc un nouveau sens. Ces informations partielles, ou données d’entrée, sont élaborées par l’imagination qui crée l’espace-temps qui leur correspond, souvent nommé par les cognitivistes espace mental d’entrée. Il s’y forme une projection partielle et provisoire de l’information. L’imagination utilise ces formations d’espaces-temps pour combiner sélectivement leurs données et crée un nouvel espace-temps combinatoire.

B : Nous retrouvons là cette notion de dissociation et re-association de Vygotsky.

Espaces-temps d'entrée et combinatoires 
D : Tout à fait. Reprenons l’exemple des coordonnées cartésiennes que Carmen a évoqué. Ce qui est accessible à Descartes comme espaces d’entrée, ce sont d’une part les nombres et de l’autre l’espace à une dimension (la ligne droite) qu’il combine dans un espace intégrant : les nombres sur une ligne.

Il fait de celui-ci un nouvel espace d’entrée qu’il combine à l’espace à deux dimensions. Il crée alors un espace intégrant à deux dimensions, un plan cartésien, en y traçant deux lignes de nombres, celle des abscisses X et celle des ordonnées Y. La finalité du plan cartésien est de pouvoir ainsi référencer tous les points de l’espace à deux dimensions et toutes les figures qui s’y rattachent.
De là on passe à l’espace à trois dimensions dans lequel, pour référencer tous les points et figures, on définit trois plans à partir des dimensions qui forment trois axes de coordonnées X,Y, Z.

A : Bien que j’arrive à suivre cet exemple, peux-tu être plus explicite quant à la création de sens à partir des espaces-temps de données d’entrée dont tu as parlé ? Par ailleurs, je comprends pour ma part l’espace-temps créé par l’imagination, qu’il soit un espace mental d’entrée ou combinatoire, comme un espace-temps qui n’est pas déterminé. Mon imagination crée des espaces et des temps singuliers. Les dimensions sont improbables et les formes se connectent plus ou moins, l’ensemble peut être flou ou net. Il peut y avoir un manque de chronicité, une superposition d’évènements sous forme d’images mentales dans des temps différents.

C : J’aimerai savoir ce qui se passe en moi à partir d’exemples simples. Que se passe-t-il lorsque j’ai une idée, lorsque je suis en conflit avec moi-même ou avec l’autre, comment je raisonne… Je vois bien le raisonnement que tu utilises pour les plans cartésiens, mais je souhaiterai des exemples plus concrets.

D : J’ai parlé de l’activité mentale à partir d’espaces-temps constitués de données d’entrée et d’espace-temps résultant qui combine certaines des données de façon sélective, et duquel émerge le sens.


L’imagination, nous l’avons dit plusieurs fois, appréhende des données visuelles, auditives, etc… en fonction de notre sensibilité. Nos émotions, cartographiées dans le cerveau, sont traduites en données. De même, nous l’avons aussi dit plus haut, la pensée, le mot, l’idée sont appréhendés par l’imagination. Ce sont des données d’entrée qui sont représentées. Ces représentations sont des « morceaux » d’un espace-temps qui, comme tu l’as souligné, est singulier, hétérogène dans la mesure où ses dimensions et son temps sont incertains. Notre activité mentale consiste en sélectionner certaines données dans chacun de ces « morceaux », les projeter dans un nouvel espace-temps qui les combine et fait émerger un sens ou une nouvelle émotion. Une émotion peut ainsi créer un sens à une situation qui l’a provoqué, et une pensée peut donner naissance à une émotion… Notre capacité à combiner les données est d’abord biologique. Nous vivons dans un espace où nous combinons des données qui sont structurées et en mouvement à partir de la perception de ce qui nous entoure. Cette activité de la pensée est rarement perçue par la conscience, à tel point que nous n’avons pas l’impression que la perception d’un objet est dans notre cerveau et nous le percevons en dehors de nous. Ni qu’une douleur au pied est passée de la moelle épinière au cerveau alors que nous localisons la cause et l’effet dans le pied. En fait, pour percevoir, il nous faut nous livrer à une intégration cérébrale de la cause et de l’effet.
Nous vivons dans un espace-temps ou, de plus, la culture a élaboré des structures complexes de sens que nous intégrons sans en prendre totalement conscience. Prenons une structure des plus simples. Si je dis : Joseph est le père de Jésus, il y a deux données, deux personnes, qui se combinent pour donner un sens : celui de père. Je peux imaginer autant d’images, en fonction de la culture qui m’a été donnée, comme un père conduisant son fils par la main, le conseillant….

A : Ou lui enseignant le métier de charpentier fabriquant des croix de bois sur commande de l’occupant romain, si nous l'imaginons comme dans « La dernière tentation du Christ » de Scorcese…

D : Si je dis : Jésus est fils de Dieu, il y a deux données, deux personnes, qui se combinent pour donner au mot père un sens transcendantal …

A : …une transcendance masculine…

D : … dans la culture chrétienne: la divinité de Jésus, bien que j’énonce une aporie dans l’ordre rationnel. Si j’inverse les termes et parle de Dieu père de Jésus, je reviens à l’image du père qui prend l’enfant par la main, etc… la transcendance se perd. Elle ne se retrouve que dans Dieu père des hommes, dans la même culture.

B : La métaphore ne serait-elle pas l’exemple plus parlant de l’activité de l’imagination ?

D : Mark Turner, dans son exposé, donne cet exemple : « Ce chirurgien est un boucher ». On retrouve deux données, deux personnes dans leur profession. On a un espace-temps correspondant au chirurgien et un autre au boucher, tels que chacun de nous se les représente en fonction de sa propre culture. L’espace-temps qui combine ces données est sélectif : il ne retient de l’un et de l’autre que certains attributs (scalpel, sang…par exemple), comme indiqué dans le schéma précédent. De cette élaboration propre à notre activité mentale, dans ce cas purement imaginative, émerge un sens : l’incompétence du chirurgien. Il s’agit bien de la création de sens à partir de la faculté de l’imagination qui lui permet de projeter des données dans des espaces-temps imaginaires. L’incompétence n’apparaît dans aucun des espaces de données mais émerge dans une combinaison de ces espaces.

B : On pourrait proposer la métaphore inverse où le boucher apparaîtrait comme un chirurgien précis et sensible en plus de sa compétence éprouvée. Parmi tous les exemples que l’on peut citer, les plus fréquents me paraissent être ceux qui nous conduisent à la relation à l’autre et à l’objet. L’autre et l’objet de l’autre avec le fétichisme, l’autre comme objet, la substitution de l’autre par l’objet ou autrui… La création d’une nouvelle émotion dans l’image de l’autre ou des objets lui appartenant…

A : C’est là, compte tenu du caractère social de l’humain, que l’imagination est  peut-être la plus active, à l’origine des sentiments, pulsions, passions, conflits qu'aiguisent l’activité rationnelle, la limitation du langage, la mémoire et le conditionnement. Pour en revenir à la métaphore, je crois que le cinéma nous en offre de nombreuses. C’est celle du pouvoir, représenté par les requins,  qu’Orson Welles rend avec une métaphore par montage dans « La dame de Shanghai ». Ou encore celle que nous rappelle Deleuze dans L’image-temps où, sans aucun montage, Buster Keaton, héros en scaphandre,  est sauvé par une femme qui, le maintenant entre ses jambes, fend avec un couteau son revêtement qui l’asphyxie, laissant ainsi échapper un torrent d’eau. Comme le dit Deleuze : « Jamais une image n’a aussi bien rendu la métaphore violente d’un accouchement, avec césarienne et explosion de la poche des eaux ».

B. Je pense aussi aux métaphores qui surgissent dans une action situationniste. Bien des  artistes les ont pratiquées dans leurs « performances ».  Francis Alÿs, auteur d’œuvres conceptuelles marquées par le voyage et le nomadisme, a présenté dans une de ses expositions une vidéo de cinq minutes qui résume neuf heures de promenade dans les rues de Mexico, poussant un bloc de glace jusqu’à ce qu’elle fonde complètement. La métaphore ? L’absurdité des politiques d’aide aux pays en développement.



C : Je connais l’énoncé d'un problème qui pourrait peut-être s’appliquer ici. Alicia et Bruno, vous habitez à quelques kilomètres l’un de l’autre et en pleine campagne, n’est-ce pas ? Supposons que toi, Alice, décides d’aller à pied  chez Bruno un matin vers 10h. Tu pars d’un bon pas, sans t’arrêter, et tu es chez lui à 14h. Tu conviens de retourner chez toi le lendemain. Tu es pressée et Bruno te prête sa voiture. Tu pars à 10h, tu as une panne et tu n’arrives chez toi qu’à 14h. Quel que soient le temps, le moment de la panne et la vitesse de la voiture, peut-on démontrer qu’il y a un endroit sur la route où tu t’es trouvée à la même heure lorsque tu es allée à pied chez Bruno et le lendemain quand tu es revenue chez toi en voiture ?

D : C’est tout à fait l’exemple qui illustre les espaces de données et l’espace résultant combinatoire, c’est-à-dire l’activité mentale de notre imagination qui cherche un sens dans le cadre, ici, d’un raisonnement. En effet, si on imagine Alicia sur la route, à pied, entre 10h et 14h, on a un espace-temps de données entre les points A et B. Si l’on imagine le même espace-temps avec comme données la route, entre 10h et 14h, Alicia en sens inverse, en voiture entre B et A, nous avons deux espace-temps que l’imagination superpose.













Il se forme un espace-temps résultant où les deux parcours d’Alicia se croisent au point P. Il y a bien un endroit sur la route où Alicia s’est trouvée à la même heure à l’aller comme au retour : c’est le point où elle se « rencontre avec elle-même ».







La résolution de l’énigme est totalement imaginative, le raisonnement met en évidence le sens qu’est ici « la rencontre » à partir de deux espaces-temps différents où ont été sélectionnées certaines données sur les mouvements d’Alicia et pas d’autres (la date n’importe pas, ni le point où a lieu la panne…).  L'évidence est bien entendu le sens définitif dans cet exemple. Ainsi, tant dans le discours le plus banal comme dans les tropismes ou dans le raisonnement qui cherche à résoudre un problème, l’activité de l’imagination conduit à l’émergence du sens.

B: Peut-on parler de finalité de l’imagination du fait de son activité créatrice et innovante ?


Finalités de la pensée rationnelle
A: On ne peut dire, dans le thème que nous traitons ici, que la fin justifie les moyens, ce qui appartient à la rhétorique du Prince. Les moyens sont donnés, ils sont notre nature humaine et n’ont à être justifiés par aucune finalité. Ils sont une force vitale, active, dont le mouvement est un désir de production, comme nous le rappelle Peter Sloterdijk.



   B: T:ransformer la perception de l'espace et du temps, n'est-ce pas ce que nous faisons dans la création artistique, l'architecture. Ou le peintre qui fait de l'espace avec du temps. La créativité est dans la tension qui naît de la différence entre la chose dans ce qu'elle contient d'une part, et la perception que nous en avons d'autre part.
Dans son article consacré à « La tentative de l’impossible » de René Magritte (Le théâtre robuste de la variation imaginaire),  Per Aage Brandt dit que (je lis) "peindre une femme", c'est la faire exister en appliquant la couleur sur l'espace vide devant le pinceau : le jeu de mots sur ce verbe transitif ne fait pas rire les personnages, puisque la réussite même de cette "tentative" improbable n'aurait de sens que si derrière cette femme-hologramme se cachait une autre femme, la vraie, que ce portait fantasque remplace et rend impossible… La capacité que nous avons de comprendre sans difficulté qu'un espace peut en enchâsser un autre relève d'un schématisme cognitif. Notre capacité de former des combinaisons imaginables et intelligibles dans l'"impossible" des projections en est une extension particulièrement intéressante, dans la mesure où elle nous offre des contenus qui, peut-être parce qu'ils arrivent sur la scène de la présence pleine avec un retard calculé, apparaissent nimbés d'une prégnance singulière : ce sont des objets intentionnels par excellence, et leurs paradoxes semblent des évidences ; ces monstres de composition improbable apparaissent d'autant plus réels qu'ils sont impossibles, d'autant plus dynamiques qu'ils sont statiques. Ils nous "enchantent", comme le voulait Magritte…

A: Il y a en nous une nécessité intrinsèque d'expression qui crée un dialogue avec la réalité que reproduit notre imagination, donc avec l'espace-temps auquel nous appartenons. Dans ce dialogue entre la chose et la perception que nous en avons, il y a le germe de la relation entre l'expression artistique et les associations d'idées qu'elle suscite en chacun de nous, en fonction de notre singularité.

B : Tout cela fait écho à cette phrase d’Hemingway dans « De l’écriture » : La seule écriture valable c’est celle qu’on invente, celle qu’on imagine,et qui rend les choses réelles.

C: De même que nous transformons l'espace-temps en art, nous créons aussi des idéologies

B: C'est par l'imagination que nous transformons l'espace-temps en art ou en idéologie. Dans un espace-temps qui nous transcende et impose nos moyens d'existence, c'est elle qui éveille en nous la nécessité d’un sens, l'action, la réalisation.

D : L’activité mentale ne s’arrête pas là. Nous avons vu que les zones sollicitées par les cartes neurales activent d’autres zones et que la pensée rationnelle est activée dans le même temps que l’imagination, que le sens qui émerge de celle-ci est appréhendé à son tour dans une logique ou le langage va nommer les émotions et les séquences imaginatives. Il y a dans les exemples cités les mots de père, d’incompétence, de rencontre qui ont émergé d’une combinaison entre des espaces-temps de données, des séquences initiales. Il y a une compréhension de ces relations entre espaces-temps. Puis il y a aussi une rétention de tout ce processus, une mémoire. Les cycles d’activité mentale, entre les émotions du corps et l’activité du cerveau, approfondissent en nous des sillons, des conditionnements. Rétentions et conditionnements nous individualisent, nous singularisent et il y a des sillons qui sont plus difficiles que d’autres à effacer. Surtout parce que la pensée rationnelle tend à rechercher des finalités.

A: La nécessité de finalités, n'est-ce pas la reconnaissance d'un vide auquel nous faisons face?

B: Ce vide est une mise en abîme. Le cinéma a su traiter cette technique de l'image de la chose incluse à l'intérieur de la chose, ou le miroir en profondeur de champ qui reflète les époux Arnolfini dans le tableau de Van Eyck. Ce vide est un appel au dialogue: un dieu ou l'idée d'un autre possible. Cela peut se traduire par la sublimation dans la création, l'art, ou dans la foi mais c’est là une autre histoire…

Notes
1- La théorie des espaces mentaux correspond à celle des mondes possibles en philosophie. La principale différence entre un espace mental et un monde possible est qu'un espace mental ne prétend pas constituer une représentation fidèle de la réalité, mais un modèle cognitif idéalisé.

Un modèle cognitif est une représentation simplifiée visant à modéliser des processus psychologiques ou intellectuels. Leur champ d'application est principalement la psychologie cognitive et l'intelligence artificielle à travers la notion d'agent
Un modèle étant cependant une représentation permettant d'appréhender plus simplement un aspect d'un problème, de nombreux modèles cognitifs peuvent se côtoyer, chacun apportant un éclairage particulier sur un aspect particulier: dans le domaine de l'intelligence artificielle est celle des modèles dit BDI (Beliefs, Desires, Intentions)


…. Schéma du modèle BDI
Ces modèles reposent sur trois ensembles principaux :
Les croyances (Beliefs) qui reflètent les connaissances que peut avoir un agent sur l'univers auquel il appartient. Ces croyances peuvent être aussi bien vraies que fausses. On peut de plus définir une connaissance comme une croyance vraie.
Les désirs (Desires), ou options, qui représentent l'ensemble des opportunités offertes à l'agent et sont générés à partir des croyances de l'agent à un moment donné et des objectifs à plus long terme que l'agent a pu se fixer.
Les engagements (Intentions), enfin, qui sont les options retenues par l'agent. Elles mènent à une action.