Les organisateurs d'une table ronde sur l'Imagination m'ont proposé de publier dans ce blog sous le libellé « Imagination » les parties essentielles de leur débat à partir de son enregistrement. Cela m'a paru opportun après la publication des"Règles du jeu" (voir libellé). Je n'y ai apporté que des corrections mineures liées au caractère colloquial de cette rencontre. D'autre part, j'y rajoute les liens avec d'autres pages de ce blog lorsque cela m'a paru être un complément d'intérêt. Quelques photos aiguiseront l'imagination…
Où Bruno, inquiet des flux d'images et de sons produits par l'individu et le milieu, parle d'un fond préindividuel où se forment nos singularités. Donald définit les "objets émotionnels" qui stimulent le corps et transmettent les données correspondantes au cerveau. Carmen décri l'émotion qui représente ses peurs.
Bruno: Mon imagination ne m'appartient pas. Elle a été manipulée par l'image projetée du cinéma, de la publicité et de la mode, et aussi des mots qui les accompagnent. Ce que je produis ne peut se séparer de ce qui est produit par l'humain.
Carmen: Si je suis d'accord sur ce dernier point, je ne dirais pas pourtant pas que mon imagination ne m'appartient pas. Ce qui est du quotidien, des choses de la vie, dépasse l'image projetée, tout est possible à tous moments entre les humains. Et là, je peux construire, produire des situations possibles ou fantastiques, ou érotiques, ou dramatiques, ou …
Bruno: Créer, inventer… c'est bien entendu le mouvement de la pensée. Mais je sens aussi l'effet de ce mouvement sur mon état physique. D'autre part, l'impact du milieu et de son bombardement d'images et de sons sur mon humeur ont des répercussions sur mes pensées.
Carmen: Lorsque arrive le soir, cette lumière du crépuscule, je suis envahie par des images de peur, de mort… et je sens qu'elles ne m'appartiennent pas. Quelque chose a passé et la peur s'est installée en moi, s'accroche à moi… et je dois livrer une bataille contre moi-même. Est-il possible de changer toute cette structure? Ou l'on change ou tout ce qui est en toi, l'imagination qui déborde par moments ne te laisse pas vivre, c'est comme un monstre qui te dévore… et tout cela, je sens que ça vient de l'extérieur, que c'est quelque chose qui m'a été imposé par les circonstances de la vie…
Alicia: Vous soulevez ici plusieurs points: le bombardement d'images qui nous conditionne, toute une série de choses que l'on sent qu'elles ne nous appartiennent pas, que l'on nous a transmis, en particulier le sentiment de la peur. En ce qui concerne le bombardement d'images, c'est un problème socioculturel. Nous pourrons traiter plus tard les effets d'une culture industrialisée sur nos vies intérieures, notre imagination, notre singularité. L'autre point que tu évoques, celui des sentiments et de la force de l'imagination et du conditionnement pour recycler nos émotions, comme dans le cas de la peur, me parait prioritaire car il va nous permettre de découvrir les structures et mécanismes qui définissent la relation entre notre organisme et son milieu.
Donald : Comment se forme en nous une image, une émotion, un sentiment comme la peur? Est-ce quelque chose qui m'appartient totalement ou qui se génère à partir de ces flux incessants d'images, de sons, d'idées et de mots, tout ce qui en nous stimule l'émotion et que je propose de nommer "objets émotionnels? Pour répondre à cette question, nous devons essayer de décrire ce que sont nos émotions, notre imagination, notre mémoire, comment ces objets émotionnels peuvent agir sur notre bien être, pourquoi peut-on arriver à transformer un état mental en symptômes organiques, à somatiser.
Quand ils font de moi une singularité…proconsumer
Alicia: En dehors de l'impact du milieu naturel, de la nature avec laquelle l'on peut avoir une relation, profonde ou non suivant les circonstances de la vie, il y a la question de l'autre: que représentent les autres en moi? Quel est ce conditionnement social? Ce sont des situations totalement distinctes, il y a tant de paramètres qui nous influencent, qui nous mènent à tous ces sentiments…
Donald : Ces objets émotionnels qui nous enveloppent, ne représentent-ils pas une "pensée collective" organisée et alimentée par la pensée individuelle? C'est là notre condition: nous produisons et consommons des idées, des images, des sons, nous sommes autant producteurs que consommateurs, des proconsumers, toujours plus nombreux.
Bruno: Il y a une théorie[1] qui me séduit et qui pourrait guider notre débat. Dans une société, dans un groupe social, une famille, un milieu, une région du monde comme ici par exemple, il y a un fonds commun qui est l'héritage résultant de l'expérience accumulée par les générations. Ce fonds est biologique, dans le sens qu'il est vivant parce que nous nous en approprions et le transformons…
Carmen: Un substrat…
B: …un substrat qui ne cesse de se faire et de s'enrichir quand chacune des singularités que nous sommes se constitue comme individu dans un processus qui est un devenir incessant. Cette individuation a besoin du groupe, du collectif. Quant au milieu social, il se constitue parce qu'il reconnaît le fonds et rend possible son appropriation par chaque individu.
C: Lorsque tu parles de singularités, à quoi fais-tu référence?
B: Je suis singulier dans la mesure où mon désir, ma psyché, ma libido sont uniques. Il y a un "moi" en moi, "ce" moi, qui représente le lieu d'origine de la libido qui agit sur l'organisme que je suis et qui loge ce "moi"…
C: Pourrais-tu être plus concret?
B: Il se forme en nous des actes d'ordre psychique, c'est-à-dire des représentations dont l'imagination est le facteur déterminant. Une psyché, accompagnée d'une quantité d'énergie, un quanta d'énergie. Par exemple, dans le cas des pulsions sexuelles, la représentation, la psyché est une libido qui se traduit par une inversion d'énergie. La décharge du quanta énergétique provoque des sensations qui correspondent à la sexualité, accompagnées d'émotions. Le point de départ de cette inversion d'énergie que mes pulsions nécessitent, c'est mon "moi". Le "moi" comme quartier général de la libido disait Freud. Je suis singulier tant qu'il n'y a pas un système qui me contamine dans le but d'homogénéiser nos libidos et désirs individuels. Tant que je garde ma singularité, le fonds s'enrichit, vit et nous constitue comme individus.
C: Tu parles d'un substrat culturel, mais je suppose que, de plus, il est génétique. Les émotions se transmettent parce que de parents à enfants, et surtout de mères à enfants, elles sont "absorbées", c'est un bouillon de culture.
B: Bien sûr. Il y a un héritage culturel et, dans la culture, ce qui va avoir tant d'influence probablement au long de la vie, c'est la relation familiale, et dans ce lien affectif, les influences le plus souvent inconscientes sont d'origine génétique. De toute façon, il est difficile de séparer le génétique du culturel après des milliers d'années d'héritage. Ce qui ressort d'avantage, dans ce que tu dis, c'est l'aspect affectif si déterminant pour notre singularité, pour la formation de nos émotions et notre conditionnement.
De ma libido à mon narcissisme
C: Lorsque tu parles de désir, s'agit-il des manifestations d'attraction envers l'autre, ou envers un objet?
B: Absolument pas. Je parles du désir dans un sens vital, le désir de la vie qui est en nous. Une vitalité qui cherche à amplifier ses propres forces. Je le ressens en moi comme un champ de forces qui active toute la sensibilité de ma biologie, de mes devenirs, et qui est en fait à l'origine du processus émotionnel dont nous parlons. Le désir est la volonté de pouvoir[2] de la vie qui traverse la singularité qui ne se définit pas encore comme sujet. On peut parler, dans la formation de l'individu à partir du fonds commun, d'un fonds de narcissisme qui a pour origine la biologie de ma singularité.
A: Le désir de durer dans nos corps disait Spinoza[3]
D: L'on pourrait dire que ce désir est inscrit dans tous les systèmes biologiques. Les animaux, comme les humains, disposent d'une gamme d'émotions primaires, des plus simples aux plus complexes, ces dernières étant propres aux mammifères et aux oiseaux. Pour toutes ces espèces, il s'agit pour l'organisme de se défendre…
A: Ce dont vous parlez me parait être une bonne introduction à notre propos. Nous pourrons revenir plus tard sur l'influence de l'industrie culturelle qui a tant de pouvoirs sur notre civilisation. Essayons pour le moment de définir l'imagination et les caractéristiques de ce qui se présent comme une activité mentale.
à suivre…
[1] Théorie de l'individuation de Gilbert Simondon
[2] voir Gilles Deleuze: "Nietzsche"
[3] voir Toni Negri: "L'anomalie sauvage"
à suivre…