Les organisateurs d'une table ronde sur l'Imagination m'ont proposé de publier dans ce blog sous le libellé « Imagination » les parties essentielles de leur débat à partir de son enregistrement. Cela m'a paru opportun après la publication des"Règles du jeu" (voir libellé). Je n'y ai apporté que des corrections mineures liées au caractère colloquial de cette rencontre. D'autre part, j'y rajoute les liens avec d'autres pages de ce blog lorsque cela m'a paru être un complément d'intérêt. Quelques photos aiguiseront l'imagination…
Imagination-II: le débat se centre sur la relation entre les singularités que nous sommes et les informations du milieu, ainsi que celles que produit le cerveau. Ceci conduit à une définition des émotions. Donald propose de nommer "objets émotionnels" les informations (vibrations chromatiques, sonores…) que transmettent les nerfs de l'organisme aux neurones de son cerveau (système neural). Bruno entraîne Alice et Carmen dans une discussion sur l'idée de "moi" et de "conscience de…". Enfin, nous pénétrons plus avant dans le mouvement mental, dans un espace-temps virtuel ou agit l'imagination.
Une promenade entre mes émotions et mon mental
B: Avant l'activité mentale, intériorisée, il y a une activité physique, extériorisée. tous ces flux de sons et d'images qui émanent de notre milieu, ces vibrations sonores, chromatiques, affectent notre sensibilité, comme les doigts du guitariste font vibrer les cordes. C'est là le point de départ des émotions: ce qui "affecte" notre sensibilité…
C: Une sensibilité affectée, veux-tu dire blessée?
B: Non, pas du tout. Un phénomène quelconque, un cri, un coup de tonnerre, quelqu'un qui te parles, des notes de musique… des fréquences vibratoires parviennent à tes oreilles, tes yeux, ta peau… Elles peuvent avoir un impact sur ta sensibilité et pas nécessairement sur la mienne, compte tenu de la différence entre nos singularités. En fonction de cet impact, il y aura un changement de ton flux sanguin, de ton état hormonal… Ces mouvements de ton organisme sont des informations qui correspondent à la sensibilité de ton système nerveux qui les transmet au cerveau. C'est cette mobilité du système nerveux qui traduit ce que je nomme "l'affectation" de ta sensibilité…
A: Bergson parle de l'affect comme un effet moteur sur un nerf sensible.
B: …C'est cela l'émotion. Elle n'a pas encore de nom. Ni tristesse, ni peur… Elle est ce mouvement. Lorsque tu dis que tu es envahie par des images de peur, que quelque chose est passé et que la peur s'est installée en toi, que tu livres une bataille… cet évènement qui se développe en toi, qui est en fait ton devenir à cet instant, s'est amorcé au moment où ta sensibilité s'est trouvée affectée. C'est là le mécanisme de l'émotion.
A: On pourrait ajouter que l'émotion ne se déclenche pas uniquement à partir du milieu. Il y a en nous une imagination, une mémoire, des facultés qui vont créer toute une série d'images, d'idées, de mots, de situations représentées, virtuelles. Ce mouvement n'est pas nécessairement en relation avec le milieu. Il va pourtant agir sur l'organisme et provoquer des émotions, comme celles qui proviennent de notre relation avec l'extérieur… Par exemple, j'écoute une musique qui me produit une sensation de plaisir. Je peux, sans écouter aucune musique, inventer ou encore imaginer une mélodie connue, et provoquer ainsi la même sensation. Si j'ai suffisamment d'imagination et la connaissance suffisante, je peux imaginer une peinture, une sculpture ou une œuvre musicale qui vont me donner différentes émotions.
D: Ce que tu décris, ces stimulations que j'ai nommé objets émotionnels… l'ensemble des vibrations que nous percevons, naissent de la pensée même, d'une image que je projette, un état émotionnel du à une perturbation en moi, que je peux identifier… ou non. J'ajouterais que ces objets émotionnels sont le reflet de la façon par laquelle le mental agit sur son corps en fonction de l'information du milieu. Enfin, les objets émotionnels reflètent les devenirs de mon corps, de son état vital en mouvement.
C: Ne pourrait-on donner un exemple?
D: Pourquoi n'essaies-tu pas?
C: Je reviens sur ce que je disais au début sur mes peurs. Si j'ai tout à coup une sensation de faiblesse dans les jambes, de tachycardie, me viennent alors des images de la maladie, la mort. Tout un flux d'images m'envahit, d'émotions, de sentiments…
D: …des symptômes propres au corps mettent en marche un mouvement mental: la mémoire va projeter des images qui correspondent à des évènements semblables avec toutes leurs conséquences et les sentiments correspondants. Ceci déclenche une série d'émotions qui agissent à leur tour sur l'organisme et envoient de nouvelles informations au cerveau… C'est ainsi que la somatisation commence. Si tu as eu une douleur psychique, lorsqu'elle apparaît de nouveau, eh bien, ou tu te détends ou tu déclenches le mécanisme dont nous parlons avec les sentiments correspondants qui accentuent la douleur.
Quand on me dit que je deviens sujet
A: Tout ce dont nous parlons fait apparaître la forte relation entre le cerveau et l'organisme qui le contient. Nous devrions essayer de mieux comprendre ces activités mentales. L'essentiel de l'activité mentale est un mouvement, une formulation d'idées, de pensées, une fabrication d'images, de mots ou de phrases, parfois indépendantes, sans relation avec ce que je suis en train de vivre dans la réalité qui m'entoure. Des images confuses ou très nettes qui coïncident avec les idées et les mots qui me viennent parfois non. Je penses que pour parler de ce qui constitue la mémoire, l'imagination, de la formation des sentiments, nous devons parler d'abord de ce que signifie "être conscient".
C: Être conscient? Pour moi, c'est me rendre compte de tout cela. Et lorsque je suis consciente de tout cela, tout s'arrête, je m'arrête de penser. Lorsque je ne suis pas consciente, j'agis de façon machinale dans mon quotidien. Au moment où je suis consciente, je sens mon corps, il n'y a pas d'images et pourtant il y a une conscience de mon corps. Qu'est-ce que cela a avoir avec les images?
B:Lorsque tu sens ton corps, que tu es tranquille, l'esprit dégagé, contemplant le ciel… tu ne cesses de recevoir des informations. "Quelqu'un", un sujet, un "moi" va recevoir ces informations, s'en fait l'hôte.
A: Peux-tu préciser ce que tu entends par hôte?
B: S'il n'y a aucune information, aucune vibration… un organisme qui ne sent rien… alors il n'y a pas de sujet, de "moi". C'est parce qu'il y a constamment un flux d'informations et de vibrations dans notre espace-temps, parce que nous sommes immergés dans un champ de forces d'intensités variables, qu'il y a un sujet. Le "moi" est partie de ce flux.
A: Pour ce que j'ai lu et compris, la conscience est un "se rendre compte de…" ce qui veut dire qu'il existe un "se rendre compte de…". Il y a un "quelque chose", ici, dans ma tête, et je dis dans "ma" tête, ce qui veut dire qu'il y a quelque chose ou quelqu'un qui s'est fait ici, dans cette tête. Il y a un mécanisme intérieur et, que je sache, les scientifiques ne me l'expliquent pas, qui crée une "idée du moi".
B: Cela est la conscience, cette idée du moi est nécessaire pour dire "je me rends compte de…". Si je me rends compte, c'est que je me suis fais d'abord comme quelque chose, une idée de moi, une image de cet organisme qui n'est pas l'image spéculaire. Donc cette idée du moi participe du flux d'images.
C: "Me rendre compte" signifie que mon "moi" braque un projecteur sur ce que j'observe. Cela est mouvement et cela est conscience de ce que j'observe en moi. La routine du quotidien se fait dans une chambre obscure. La conscience de cela est, en fait, projeter une lumière de fond qui illumine cette sensation de moi-même, ce mouvement mental et émotionnel.
A: Cette lumière de fond a été allumée par le "moi". Ce "moi" peut donc agir d'une façon mécanique, oubliant son propre potentiel d'action mais agissant comme un chef, gouvernant et jugeant ses actions et ses idées, sans actualiser ces mouvements du mental et de l'émotionnel. Mais ce "moi" peut aussi agir en allumant cette lumière de fond dont tu parles, accompagner ses émotions, ses réflexions, ses actions de façon consciente.
D: Le sujet, ce "moi", se sépare de ce qu'il observe, le juge. Il va utiliser toute les facultés de ce cerveau, ces facultés que nous nous proposons d'étudier, un outil complexe que ce "moi" conditionne, manipule mécaniquement.
A: Au lieu de dire «je suis mon propre mouvement, j'accompagne ce qu'il y a, je suis ce que j'observe». L'idée du "moi", le sujet que je suis la met devant lui, comme un miroir. Il se dédouble et dit: «Cela est bien, ou mal, ou on ne m'aime pas, ou je n'aurais pas du faire cela…». Il juge ce qu'il observe… quand ce qu'il observe c'est en fait lui-même. C'est là notre nature.
D: "Je" suis ce que "j'"observe.
C: Là je me perds… Je ne comprends pas. Il y a deux possibilités: ou j'ai une émotion et personne l'observe ni la juge, il peut se passer des années sans qu'il y ait un "se rendre compte". L'autre possibilité consiste à apprendre à allumer un projecteur et à voir ce mécanisme, rendre conscient ce qui ne l'était pas. Il semble que vous parlez d'une troisième possibilité et je me perds… Ce que vous dites m'est totalement étranger quand à ce "moi" qui s'observe et observe. Celui qui allume et éteint le projecteur, est le même en fin de compte. Sur le plan pratique, je ne vois pas cette option dont vous parlez.
A: …il ne s'agit pas d'une autre option. Tout le mouvement qui a lieu dans ce cerveau est virtuel et, si je peux le rendre conscient, c'est parce qu'il y a une idée d'un "moi" qui peut dire: «je me rends compte…». Ce "moi" peut aussi se séparer de ce "je me rends compte". Il a tendance à se séparer, à juger ce qu'il observe, à ne pas réaliser qu'il appartient au même mécanisme que tout ce mouvement virtuel de cet organisme dont il s'est rendu le maître. C'est un état de contrôle, d'interférence sur les évènements qui constituent les devenirs de son organisme. Par exemple, je suis dans une action quelconque. Cela est actuel. Et il y a dans cet état d'action une voix qui dit: «cela n'est pas ce que je veux, je ne veux pas de cela parce que çà me rappelle quelque chose qui va me faire du mal…». Une série de pensées, de virtualités qui interfèrent sur ce qui est en train de se passer. Ce "moi" ne se rend pas compte que tout ce qu'il crée dans son mouvement virtuel, c'est lui-même. Il se sépare de son organisme, se situe comme chef, personnage transcendantal qui tient les rênes de son propre corps. Il va mémoriser cette action et son interférence et prend le risque de se faire mal.
Quand l'on m'annonce que j'appartiens à un temps virtuel
B: Ce mouvement dont nous parlons, qui correspond à mes pensées, réflexions, projections d'images… a lieu dans un temps qui peut être futur, passé, peut être ce que l'on veut. Un temps virtuel, psychique. Ce n'est pas le temps réel, chronologique, que l'on peut mesurer. C'est le temps de mon imagination, d'un mouvement intérieur. Quand je parle de "mon" imagination, de ce "moi", l'image de ce "moi", ce sujet, cette individualité, tout cela est un mouvement intérieur qui a lieu dans un temps auquel ce "moi" appartient.
A: Ainsi, ce n'est pas ce temps virtuel qui est en moi, mais c'est mon "moi" qui a lieu dans ce temps, qui lui appartient. Le "moi", le sujet de tout ce que je pense et dit est un mouvement dans un temps virtuel, une énergie qui se dissipe.
C: Un parcours incessant entre le passé et le futur.
D: Maintenant, ici, je vis l'actualité de l'instant. Ce moment est actuel, c'est la perception de ce qu'il y a. Cependant, cette perception dans cet instant, s'accompagne d'une image virtuelle qui correspond à ce que mes sens retiennent de cette actualité. Ce qui signifie que l'information que je reçois peut être supérieure à celle que je perçois. Ce que je retiens peut être conscient ou inconscient. Ainsi, dans le même temps où je vis le présent, le passé se constitue.
C: Ce qui veut dire que l'instant présent, actuel, engendre dans son actualité même, un passé qui s'emmagasine dans ma mémoire…
D: …et que, plus tard, à un autre moment, mon imagination pourra représenter dans un espace-temps virtuel et interférer avec le présent de ce nouveau moment. Le virtuel interfère avec l'actuel.
C: Ainsi, lorsque je dis que j'ai peur, que j'ai mal agi… tout ce mouvement en moi est un sujet qui se sépare de ce qu'il observe, l'interprète, le juge… qui se dédouble. tout cela est virtuel, m'éloigne du temps réel, de ce qui se passe dans la réalité. Tout cela appartient à un temps que je dois synchroniser avec le temps réel, chronologique si je ne veux pas me perdre dans mes pensées.
D: Exactement. C'est là notre condition: nos facultés mentales, la mémoire, l'imagination, la raison, la réflexion, constituent le mouvement d'un système neural, mouvement qui appartient à un temps virtuel et dont nous pouvons être conscients. Nous possédons un outil dont nous pouvons nous servir dans le temps chronologique de la réalité ou qui peut se séparer pour utiliser ces facultés dans un temps quelconque.
C: Pouvons-nous prendre conscience de cet état à chaque instant et apprendre à accompagner la réalité dans le même temps où nous imaginons ou raisonnons, être dans le même temps sensibles à notre milieu et vivre notre état mental, rapprocher jusqu'à confondre les deux temporalités?
Le chat est-il conscient de l'affection que je lui porte?
A: Ce que je retiens essentiellement c'est que l'imagination nous permet d'avoir une idée du "moi", d'être conscients, ce qui signifie être humains. Elle définit notre condition humaine.
C: Je ne pense pas que l'on puisse énoncer que seul l'humain est conscient. Ne serait-ce pas plutôt que toute conscience est douée d'imagination?
D: Cela dépend. Si l'on considère la conscience comme le mouvement même du mental, comme le contenu de ce qui j'observe en moi, alors oui, c'est ce que tu dis. Mais on peut aussi penser que la conscience est propre à chaque chose, une essence, antérieure à toute activité mentale, et en particulier à l'imagination. Que toute chose a sa propre lumière et que notre cerveau ne fait que révéler ces choses, comme un laboratoire photographique.
A: Dans le même instant où je projette une image, où je formule une idée, je suis consciente que je projette, que je formule. Mais à cet instant, je ne suis pas consciente d'être consciente.
C: C'est comme si la conscience devenait transparente…
B:… ou comme si elle se sacrifiait pour nous offrir uniquement son contenu.
A: Le fait est que je vis en moi l'idée du "moi" comme un état de conscience qui correspond au niveau de réalité le plus évident, c'est-à-dire "ici et maintenant". Cette image du "moi" la plus immédiate est-elle propre à l'humain?
D: Les scientifiques conviennent que certains animaux ont une gamme d'émotions sociales comme la gratitude, l'envie, la peur… Ils ont ce niveau de conscience et probablement plus. L'idée du "moi" constitue le fondement de niveaux de conscience plus complexes.
A: Pouvons-nous approfondir d'avantage ce dernier point qui nous donnera matière pour parler de la faculté de l'imagination?
D: Les flux d'idées et d'images qui se produisent en nous, reflètent la relation entre notre organisme et le milieu. Les sons, les mots, les images se présentent de façon volontaire ou intempestive, provoquant une sensation, une émotion. La différence avec le monde animal est que mon "moi", dans le temps virtuel de ce mouvement d'images, interfère et actualise ses effets sur le corps qui le contient. Cette activité de l'état mental a comme résultat des représentations et des sentiments. Ce contenu peut être rendu conscient et cela est propre à l'humain. Chez certains animaux, oiseaux et mammifères, il y a une idée du "moi", d'un hôte qui reçoit les émotions et les exprime. Il semblerait pourtant qu'ils ne peuvent avoir une réflexion sur ces émotions, ils ne peuvent les transformer en émotions.
C: Pourquoi séparer les émotions des sentiments, quelle différence fais-tu?
A: Je pense que nous sommes arrivés au point d'inflexion de notre rencontre, que nous entrons dans le fonctionnement de l'état mental à partir de ces stimulations que nous avons appelés objets émotionnels.
À suivre…