III- Cartes neurales: des émotions aux sentiments

Les organisateurs d'une table ronde sur l'Imagination m'ont proposé de publier dans ce blog sous le libellé « Imagination » les parties essentielles de leur débat à partir de son enregistrement. Cela m'a paru opportun après la publication des"Règles du jeu" (voir libellé). Je n'y ai apporté que des corrections mineures liées au caractère colloquial de cette rencontre. D'autre part, j'y rajoute les liens avec d'autres pages de ce blog lorsque cela m'a paru être un complément d'intérêt. Quelques photos aiguiseront l'imagination…





"affectus, les modifications du corps par lesquelles le pouvoir actif de ce corps augmente ou diminue, est aidé ou contraint, de même que les idées de ces modifications "(Spinoza, cité par Antonio Damasio).





Objets émotionnels et cartes neurales
C: Quels sont ces niveaux de conscience plus complexes qui seraient propres à l'humain?


D: Pour cela, il nous faut parler de l'hypothèse des Cartes neurales qui se réalisent et se modifient en permanence.


B: Des cartes neurales?



D: Les neurobiologistes ont découvert qu'un ensemble de régions cérébrales forment une véritable cartographie du corps, des cartes, dites "neurales", puisqu'elles incluent le système nerveux et les neurones. Ces régions sont sensibles à toutes les informations que transmet l'organisme. C'est un mécanisme inconscient qui se réalise et se modifie sans cesse en fonction de ces informations. On le compare souvent au tableau de commande électrique d'un immeuble, ou mieux à la salle de commande d'une centrale électrique, où sont centralisés et traitées toutes les informations en provenance des différents circuits et organes, afin de donner automatiquement les ordres correspondant au bon fonctionnement de l'ensemble. Ce mécanisme constitue la base de l'état mental puisque ce sont ces cartes neurales qui fournissent le contenu des sentiments, des représentations et, par conséquent, alimentent les facultés de l'imagination. Ce contenu, lui, peut devenir conscient.



A: Il serait intéressant de pouvoir suivre le parcours d'une vibration, un évènement du milieu que je perçois et qui, par conséquent, provoque une réaction, par exemple une émotion. Quel est le mécanisme qui relie nos émotions à notre mental, et que disent les scientifiques à ce sujet?



D: Si l'on prend l'exemple de la peur, dont nous parlions au début de cet entretien, c'est l'amygdale du cerveau qui s'active et déclenche les sentiments qui correspondent à une situation de peur, de colère..



C: Pourquoi différencier les sentiments des émotions?



A: Nous avons tendance à confondre émotions et sentiments du moment que ce sont des sensations très unies. Nous parlions auparavant de ce qui "affecte" notre sensibilité, cette affectation par les évènements, vibrations, etc… que nous appelons objets émotionnels. C'est lorsque notre mental établit une relation entre cette affectation et ses conséquences sur l'organisme que l'émotion se transforme en sentiment.



D: C'est tout à fait cela. Le sentiment représente la conscience d'un changement d'état de l'organisme affecté par l'émotion. C'est une image mentale, une idée du corps, qui donc nécessite de la faculté de l'imagination. Les émotions sont des manifestations visibles, mesurables du corps. Tandis que les sentiments consistent en des images mentales, des idées de ce que le corps sent dans un processus émotionnel.



A: Le corps est le théâtre des émotions et le mental est le théâtre des sentiments.



D: Allons doucement. Les neurobiologistes nous expliquent que l'émotion, suivant le contexte dans lequel elle se développe, conduit le mental à exécuter un programme qui permet la construction de l'ensemble des cartes neurales. Citons Antonio Damasio[1] qui a émis l'hypothèse des cartes neurales: «Les sentiments sont la révélation (l'élimination du voile) de l'état de la vie au sein de l'organisme entier et l'on commence à savoir de quelle façon cette révélation arrive au mental: le cerveau utilise plusieurs régions spécifiques qui travaillent de concert pour représenter une myriade d'aspects d'activités du corps sous forme de "cartes neurales". Cette représentation est un composé, une image toujours changeante de la vie en action. Les différentes voies chimiques et neuronales qui peignent ce portrait de la vie sont aussi spécifiques que la toile qui les reçoit».

Damasio ajoute: «Élucider la neurobiologie des sentiments et des émotions qui les précèdent permet de comprendre qui nous sommes: rechercher de quelle manière les pensées déclanchent des émotions, et comment les émotions corporelles se transforment en ce type de pensée que nous nommons sentiments ou sensations, nous offre un panorama privilégié des manifestations, bien sûr changeantes, de l'organisme humain, de l'esprit et du corps, entrelacés et formant une unité sans aucune fissure».



C: Cela veut-il dire que nos émotions sont cartographiées dans notre cerveau?



A: Ces cartes neurales représentent-elles les zones où se développe l'activité mentale?



D: Ces cartes sont "dessinées" en fonction des signaux qui proviennent de l'organisme dans son ensemble, que nous avons nommés "les effets moteurs" des émotions. Par exemple, si une image ou un son provoquent une émotion, les cartes neurales vont prendre en compte les zones visuelles et auditives qui interviennent dans les systèmes de traitement des sens. Les cartes neurales forment un ensemble bien défini dans la réception des informations de nos sens. Il semblerait aussi que notre expérience quotidienne mette à jour ces cartes. Tout ceci nous permet de penser qu'elles font partie intégrante des fondations de notre conditionnement.



C: Est-ce cela qui fait la différence entre l'humain et les mammifères et les oiseaux dont nous parlions auparavant?



D: Les mammifères comme le chien, le singe…ainsi que les oiseaux, ont des émotions comme l'humain. Leurs structures cérébrales sont dotées de cartes neurales. Selon Damasio, il est probable que l'évolution ait développé ce dispositif de cartographie afin que la relation entre les émotions et leurs causes trouvent une réponse immédiate et adéquat aux nécessités de l'organisme.



C: Et en quoi consiste la différence?



D: Du moment que ce dispositif se trouve à l'origine des sentiments, il est possible que ces espèces aient des sentiments… sans avoir pourtant la faculté de la réflexion sur ceux-ci, faculté qui est propre à l'humain…



C: … pour le meilleur et pour le pire…



D: Cela est une autre histoire… Cependant, ces espèces peuvent mémoriser un évènement qui a provoqué une émotion négative, ce qui correspond à un sentiment de ce qui est bon ou mauvais pour elles… ou pour l'organisme du "prochain", du moment qu'elles peuvent manifester de la compassion.







De l'état émotionnel à l'état mental
A: Pourrions-nous revenir maintenant sur le parcours complet de l'information qui a pris naissance dans la sensibilité de notre corps?



D: A partir d'une émotion, provoquée par le milieu, mais aussi par une image mentale, tous les signaux qui arrivent aux cartes neurales sont orientés vers d'autres parties du cerveau qui sont des "zones d'activation". Damasio décrit ces zones comme des portes qui s'ouvrent avec, comme clefs, les objets émotionnels associés. Le rôle de ces portes, de ces zones d'activation, est d'activer d'autres zones où s'exécutent de nouveaux processus émotionnels. Ce sont ces dernières zones qui définissent l'état émotionnel.



B: Si je comprends bien, une émotion, par exemple la peur, détermine une configuration de signaux neuronales dans les cartes. Ces signaux arrivent à la structure réceptrice qui leur correspond, ou zone d'activation, dans ce cas de la peur tu nous a dis qu'il s'agit de l'amygdale. A son tour cette zone, soumise à ces signaux correspondant à la peur, c'est-à-dire à la clef qui correspond à la serrure de la porte amygdale, va activer des zones qui définissent les processus émotionnel, créant un nouveau état émotionnel conscient.



D: Ces zones, nous dit Damasio, correspondent en fait à la production des sentiments, avec les mots associés, "peur" dans ce cas, les images et les souvenirs associés, les images d'un futur possible qui prenne en compte cette sensation, etc… Par exemple, un évènement douloureux provoque un sentiment de tristesse qui s'enregistre dans le cortex frontal. Cette zone est le site désigné pour les manifestations correspondant aux émotions sociales: empathie, gêne, culpabilité… Un autre exemple: on a pu localiser deux zones du cerveau qui correspondent au frisson de la partie basse du dos provoquée par une écoute musicale.



B: Dans cet état émotionnel que tu décris et qui est à l'origine des sentiments associés, je suppose que si le processus mental s'amplifie, il y a une perturbation au niveau émotionnel qui peut conduire à une somatisation. Sinon, le processus se détend et s'arrête…



A: L'orientation dans la direction de l'une ou l'autre de ces deux possibilités n'est-elle pas définie par l'interaction de nos facultés de représentation, l'imagination, le raisonnement, la mémoire? Je pense que ces facultés doivent être actives dans cette description de l'état émotionnel que tu viens de faire.



D: Bien entendu. Il suffit de penser à l'état émotionnel lorsque naît le désir de s'exprimer artistiquement. Un état purement affectif, émotif: excitation, euphorie, peine… tandis que l'imagination est en pleine activité…



C: …ou, dans le cas de la peur provoquée par une douleur. Nous imaginons alors le futur, la maladie possible. A partir de ce qu'a dit Bruno, je penses qu'il y intérêt à connaître et comprendre ces dispositifs mentaux afin de nous orienter vers une détente au lieu d'alimenter une perturbation, un état émotionnel altéré.



A: Les cartes neurales se présentent donc comme un point de départ de notre état mental. Elles permettent le passage de la sensibilité de notre organisme, qui est en fait un récepteur de fréquences, à la mise en activité de l'ensemble de nos facultés mentales. Dans le sens inverse, nos pensées, c'est-à-dire la somme de notre mémoire, imagination, raisonnement, ainsi que les sentiments que ces facultés provoquent, déclenchent de nouvelles émotions.



D: Il semblerait, selon les scientifiques, que les cartes neurales fonctionnent selon deux registres possibles: l'un conduit à une coordination optimisée de notre physiologie, à une facilité pour agir et un équilibre pour l'organisme. L'autre registre réduit ces possibilités et peut même créer une situation propice à la maladie, voire la mort. Le double registre des cartes neurales, ainsi que toutes les dispositions de nos circuits cérébraux, sont programmés pour la survie et le bien-être.



A: Le vouloir vivre, le conatus de Spinoza.








D: De même que les émotions les plus primaires, les sentiments les plus complexes servent à optimiser les conditions de la survie. Tout dépend de ce que nos facultés mentales et notre langage, c'est-à-dire nos conditionnements font de toute cette matière.



A: «L'objet de notre esprit est le corps existant et rien de plus» a dit Spinoza.



B: Nous nous rapprochons du thème que j'ai soulevé au début concernant l'influence culturelle: le conditionnement, qui semble avoir sa racine dans les cartes neurales.



A: Je propose de développer ce point sur le conditionnement en traitant à présent des facultés de l'imagination, de la représentation et de la mémoire. Nous devrons revenir aussi sur ce que souligne Damasio au sujet de l'unicité du corps et du mental.



A suivre…





Nota


[1] Antonio Damasio est Directeur du Département de neurologie de l'Université de Iowa, Etats-Unis. Dans son libre "Spinoza avait raison", il essaie de réconcilier le corps et l'esprit, et situe les sentiments comme résultat de l'évolution animale.
Imagine-III: où les participants essaient une approche plus scientifique, à partir de l'exposé que fait Donald de l'hypothèse de AntonioDamasio sur les cartes neurales. Nous abordons le passage de l'état émotionnel à l'état mental, la différence entre émotions et sentiments et s'amorce une réflexion sur les registres dont nous disposons et qui nous conditionnent.