IV- La représentation


Les organisateurs d'une table ronde sur l'Imagination m'ont proposé de publier dans ce blog sous le libellé « Imagination » les parties essentielles de leur débat à partir de son enregistrement. Cela m'a paru opportun après la publication des"Règles du jeu" (voir libellé). Je n'y ai apporté que des corrections mineures liées au caractère colloquial de cette rencontre. D'autre part, j'y rajoute les liens avec d'autres pages de ce blog lorsque cela m'a paru être un complément d'intérêt. Quelques photos aiguiseront l'imagination…
«Tout est possible. Le temps et l'espace n'existent pas. Sur une faible trame de réalités, l'imagination tisse et modèle de nouvelles formes» (Dernière phrase de Fanny et Alexander de Ingmar Bergman extraite de « Ert drömspel, Le Songe » de August Strindberg)

Nous entrons ici dans le détail du processus de pensée. L’existence de l’imagination humaine est une énigme scientifique dans l’étude des êtres humains. Pour expliquer les facultés humaines fondamentales, les scientifiques nous disent qu’il est nécessaire de comprendre la nature de l’imagination humaine.





 L'imagination dans mon activité mentale : appréhension et schématisation

A: Nous avons auparavant situé l'organisme dans l'espace-temps. Ce qui est donné, c'est le flux permanent des objets, de la nature qui m'entoure, ma pensée, mon imagination, le mouvement du mental. Tous les éléments de ce flux sont distincts. Mais aussi toutes mes perceptions associées sont distinctes. Elles vont définir ma sensibilité avant de devenir actives. Nous avons vu antérieurement que, par rapport à la passivité de la sensibilité, l'activité du cerveau est un mouvement dans un temps virtuel et le moi, la subjectivité, fait partie de ce mouvement conscient. Une conscience immédiate de soi-même (voir Imagine II).

D: Nous avons vu aussi que, à partir de tout le contenu de ce qui se présente dans un évènement ou dans le mouvement mental, les objets émotionnels qui ont "affecté" notre sensibilité sont captés, appréhendés par des dispositifs cérébraux qui cartographient le corps: cartes neurales, zones d'activation, etc… Cette captation d'un contenu de conscience est subjective, puisqu'elle s'accompagne d'une idée d'un "moi" (voir Imagine III).

A : Cette appréhension, cette captation de ce contenu de conscience, la synthèse de ce puzzle sont produites par l’imagination. C’est là une capacité productive, à laquelle s’ajoute la capacité de reproduire mentalement les objets perçus antérieurement. Si, par exemple, vous avez l’idée d’aller voir un spectacle ou exprimiez ce désir à des amis, en vous et en eux pourrons naître une série d’images correspondant à la salle de spectacles, aux acteurs…dans des espaces quelconques ou même des temps aléatoires.

C : Cela me rappelle cette phrase de François Truffaut dans Le plaisir des Yeux http://www.cinefeuille.org/truffaut.htm qui se disait « l’homme le plus heureux du monde». Il nous expliquait comment une scène de la vie quotidienne qui l’avait ému, éveilla en lui l’idée de l’incorporer dans un film. Laissant son imagination adapter et transformer la matière de base qui l’inspira, il modela une séquence nouvelle.

A: Tu abordes là ce qui est appréhendé par l’imagination et va être représenté dans le mental. La scène qui attire l’attention de Truffaut agit sur ses cartes neurales, ce qui déclenche ses facultés imaginatives, représentatives, sa mémoire et sa capacité technique, donc son raisonnement. Le contenu de ce qui s'est présenté dans l'évènement ainsi appréhendé va être reproduit dans un espace-temps virtuel du mental. Nous pouvons même supposer cette reproduction comme faite par parties spatiotemporelles, un puzzle complexe, automatique et inconscient.

B : Il est remarquable de constater que, au-delà de cette approche, bien d’autres définitions sont apparues (http://www.erudit.org/revue/rse/2007/v33/n1/016186ar.pdf). Les romantiques ont donné plus d’importance à l’imagination et aux émotions qu’à la raison qui, pour l’époque classique, formait avec l’imagination, la synthèse de la représentation. Pour Sartre, le pouvoir que l’imagination exerce sur les choses au-delà de la réalisation représente notre capacité de transcender le monde tel qu’il se présente, donc notre liberté. Il convient aussi de différencier l’imagination et la faculté de se représenter les choses, de l’imaginaire qui se rapporte à ce que produit l’imagination : les mythes, les symboles qui, pour Lacan, définissent la véritable histoire du « moi ».

A : Pour notre part, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la question du développement de l’imagination comme mode de pensée, et non aux productions imaginaires.

B: À la faculté de l'imagination pour appréhender ce qui est perçu par les sens s'ajoute sa capacité de schématisation.

C: Qu'entent-on par schématisation?

B: Par exemple, dans le cas d'un apprentissage: si je veux comprendre un phénomène nouveau qui se présente à moi, pouvoir réaliser un jugement qui me permette de parfaire mes connaissances, mon imagination va m'aider à créer cette relation conceptuelle. Elle peut le faire sans images, donc en abstrayant l'espace-temps, ou en utilisant des parties d'espace-temps distincts pour mieux appréhender le phénomène.



La fracture : réalité et représentation

A: Pour former la représentation, ces capacités de l'imagination doivent être complétées par le discours logique. Ce qui est représenté en moi, l'idée, les images qui l'accompagne, les mots qui la forment, se synthétisent en une représentation. Mon cerveau se représente le contenu de l'idée qui lui permettra la réflexion, la communication, l'action.

C: Je pense que le mot de "représentation" masque en fait des évènements distincts au niveau de l'imagination: il y a ce qui apparaît, qui se présente, et ce qui se présente de nouveau, donc se re-présente, sous d'autres aspects. Pensons à la présentation intempestive d’images dans un espace quelconque qui parfois meublent l’esprit, particulièrement avant le sommeil. Par exemple: les yeux fermés, je vois des multitudes de visages défiler, se présenter. C’est une impression rétinienne, sans qu'aucune pensée n'intervienne, donc sans discours logique.

A: C'est, dans ce cas, la chose elle-même qui se présente, dans une relation d'identité à elle-même.

B: Le cas plus habituel est celui où mon imagination représente la réalité, ou plus précisément l'apparence d'une réalité. Il y a une fracture entre cette réalité et la représentation que je m'en fais. La réalité agit sur ma sensibilité et, comme nous l’avons vu auparavant, l’affecte, créant un état émotionnel et un mouvement mental. Ce que je me représente, c'est en fait l'image déformée de la différence entre le mouvement de mon mental et la réalité. Il se forme une relation de désignation, donc d'analogie, de similitude …ou d'opposition à la réalité, relation que je vais retenir, mémoriser.


Trauma, traumatisme et conditionnement

D : C’est là le point de départ d’un conditionnement. Comme l’indiquent Boris Cyrulnik http://fr.wikipedia.org/wiki/Boris_Cyrulnik, et Peter Levine http://www.f-et-t.com/000CMS/Informations.html lorsque un animal vit un trauma, c’est-à-dire un évènement réel comme par exemple l’attaque par un autre plus fort, une réaction adaptative gèle toute forme de vie en lui, il est sidéré. Lorsque l’attaque cesse, un processus naturel lui permet de se remettre à vivre. L’humain connaît cette forme de réaction adaptative face à une situation traumatisante, mais sa capacité développée de représentation mentale fait que son imagination lui permet de revivre le trauma dans une représentation d’images ou de mots. L’idée de Anna Freud http://fr.wikipedia.org/wiki/Anna_Freud, est qu’il est attaqué deux fois. D’abord dans le réel : si la perception de la situation et l’émotion provoquée conduisent à une perturbation de l’état émotionnel, à une souffrance, bien que la réaction adaptative puisse geler la sensation et le laisser sidéré. Puis dans la représentation du réel : c’est une deuxième attaque car l’imagination et la mémoire font revivre l’émotion et la souffrance qui en découle. L’individu est alors traumatisé, son traumatisme est né de la représentation du trauma. Il peut répéter mentalement l’évènement, dans une représentation déformée par son passé, son environnement culturel et affectif. Il se forme en lui un sillon qu’il laboure en fonction des multiples paramètres qui éveilleront chaque fois en lui le trauma: les mots, bien entendu, les images d’un film, un parfum, la similitude entre la situation présente et l’évènement traumatisant … Il est conditionné

A: L'imagination agit donc en fonction de l'ensemble des domaines sensoriels de l'organisme ou de ce qui se présente dans cet organisme, donc en dehors de la réalité extérieure. Elle manipule l'information en se servant des sensations et de la mémoire et elle nous conditionne. Il convient de rajouter d'autres termes de l'action de l'imagination. N'y a-t-il pas une nécessité de créer, une curiosité qui nous pousse à transformer l'espace-temps, qui nous transforme en retour?

C : «La vie est avant tout un courant qui se transmet á travers la matière» nous dit Bergson.



Du chasseur du paléolithique à l’enfant du XXI ème siècle

D : Les scientifiques nous disent qu’il est nécessaire de comprendre la nature de l’imagination humaine, car les facultés mentales fondamentales qui sont propres aux êtres humains dérivent de l’imagination humaine.

C : Qu’est-ce qui les conduit à une telle affirmation ?

D : Tout d’abord, les recherches archéologiques qui semblent confirmer que, depuis le Paléolithique supérieur, les humains ont acquit l’aptitude d’innover de par le développement des capacités associatives de l’imagination : création de nouveaux concepts, nouveaux modèles mentaux. C’est dès cette époque que se manifeste l’usage d’outils plus perfectionnés, l’art et probablement le langage. Pour passer de la pierre existante à l’outil, inexistant, il faut bien s’abstraire d’une situation donnée, envisager le nouveau, anticiper. Ce sont là des structures mentales qui nécessitent manifestement une mise en image, ce que nous appelons imagination.

A : L’imagination, comme fondement de l’innovation, va permettre des opérations comme l’analogie, la similitude…de transposer ainsi une expérience acquise à un environnement nouveau, d’extraire une technique ou une idée d’une situation donnée pour l’appliquer à une nouvelle situation. Ou encore, de mettre en relation deux idées apparemment sans liens dans un milieu où elles permettront une nouvelle technique. , Novum Corpus jf doucet.com

C : C’est ainsi qu’après avoir taillé la pierre et fabriqué la lance pour chasser, l’on conçoit, dans une autre situation, l’utilisation de la lance pour tuer l’ennemi… Mais que peut-on dire du langage dans cette évolution de la structure mentale ?

A : On peut penser que le langage est en partie tributaire des émotions de l’individu. Cependant, l’utilisation d’un langage articulé ne semble pas nécessaire pour maîtriser des situations complexes et des actions coordonnées. Les chasseurs ou les cueilleurs ont pu se transmettre, au fil des générations, les informations nécessaires par mimétisme.
On le voit bien dans le cas de l’enfant. Avant même de savoir parler, il est en mesure de se fixer un but et d’élaborer l’action associée en communication avec le milieu.

A suivre...