"The stranger": Vérité et apparences

Cette page appartient au Gros Plan sur The stranger de Orson Welles

The stranger fut semble-t-il renié par Welles: «Il n'y a rien de moi dans The Stranger (...). Je l'ai tourné pour montrer à l'industrie que je pouvais tourner un film standard hollywoodien, dans les limites du temps et du budget, et être un aussi bon réalisateur que n'importe qui d'autre», aurait dit Welles selon le journaliste Frank Brady dans son livre "Citizen Welles".

Il est certain que l'imposition du scénario, du casting, et même des techniciens, par la production ne peut être du goût de Welles, même si ce contrat lui ouvre de nouveau les portes des studios hollywoodiens… pour peu de temps. Autre contrariété pour Welles: le sujet lui-même ne lui permet certainement pas de jouer avec sa fameuse histoire de la grenouille et du scorpion.

 
La grenouille et le scorpion
Dans son entretien avec André Bazin, Welles dit que la grenouille est l'animal véridique, elle croit aux pactes et contrats. C'est Vargas (Charlton Heston) dans Touch of evil (La soif du mal) face au scorpion Quinlan (interprété par Welles). La grenouille et le scorpion, l'animal malade de lui-même, ne sont, pour Welles, que des "partenaires fluctuants". Celui qui juge de «son propre chef» n'est pas moins détestable que celui qui juge au nom de valeurs supérieures, au nom d'une «morale aristocratique» dit Welles qui reconnaît l'ambiguïté de ses propos lorsqu'il rajoute finalement qu'il vaut mieux juger au nom de ces valeurs dites supérieures. De toutes façons, son discours met en évidence la complémentarité de ces deux figures de la vengeance: celui qui juge la vie du point de vue de valeurs morales et celui qui juge la vie du point de vue de sa pathologie.

Gilles Deleuze signale dans "Image-temps", que ce qui compte vraiment chez Welles est ce qu'il appelle "the character", ce pouvoir d'affecter ou d'être affecté, cette "volonté de puissance" nietzschéenne. Il faut reconnaître à Welles le talent pour peindre ces personnages "malades de la vie même", comme disait Nietzsche. Selon Deleuze, Welles postule qu'il n'y a pas de valeur supérieure à la vie, que la vie n'a pas à être jugée, qu'elle est "l'innocence du devenir" par delà le bien et le mal. La dégénérescence pathologique chez Franz Kindler, elle, ne permet aucun jeu quant au jugement car c'est du destin de l'humanité qu'il s'agit. Si le responsable de la Commission sur les Crimes de Guerre,Wilson, est la grenouille de The stranger, le scorpion Kindler n'est certainement pas un "partenaire fluctuant"

Franz Kindler, personnage "languien"?
Dans l'analyse que donne Deleuze de cette représentation du jugement, si Welles peut répudier The stranger , le film ne le serait probablement pas par Fritz Lang. On peut effectivement reconnaître au créateur de M le maudit, dans la vision expressionniste de la lutte du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres, sa capacité pour changer les données sur le jugement en faisant du mal une dimension humaine et non faustienne.
Citons Deleuze: «les grands moments chez Lang sont ceux où un personnage se trahit. Les apparences se trahissent, non pas parce qu'elles feraient place à une vérité plus profonde, mais seulement parce qu'elles se révèlent elles-mêmes comme non-vraies. Dans ces conditions, il reste possible de faire surgir de nouvelles apparences sous le rapporte desquelles les premières seront jugeables et jugées. .. Le jugement exprime … le rapport sous lequel les apparences ont une chance de se retourner au profit d'un individu ou d'une humanité de plus haute valeur… Le jugement ne peut plus s'exercer directement dans l'image mais passe du côté du spectateur auquel on donne les conditions de possibilité de juger l'image elle-même…».


Là où l'on peut ne pas être d'accord avec Deleuze est quand il rajoute ici que Welles a fait, avec The stranger un film "Languien" car le personnage se trahit. Il est certain que Kindler, qui a fait de l'apparence la condition de sa survie, se trahit deux fois plutôt qu'une. Mais il est difficile de voir Fritz Lang, qui a fui le nazisme, traiter Kindler comme il le fait de Edward G. Robinson dans Scarlet Street où effectivement il laisse au spectateur le soin de juger l'image. Non, Kindler n'est pas un personnage "Langhien". Si Welles a pu se sentir limité dans la transmission de ses idées sur la vérité, le mensonge et les apparences, le personnage de Kindler est bien wellesien et le scorpion entraîne l'ange dans sa chute.
...Prochainement, un résumé du film