"Five Fingers" (Joseph L.Mankiewicz)

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Five Fingers (L'affaire Cicéron- Joseph L. Mankiewicz-1952).



Nous sommes en Mars 1944, à Ankara.

La Turquie qui est encore neutre à ce moment de la Guerre mondiale, est le pays des intrigues entre ambassades des alliés occidentaux et de ceux de l'Axe Berlin-Rome-Tokyo. Diello (James Mason) est employé à l'ambassade de Grande Bretagne. Il arrive à accéder à des documents "Top Secret" en provenance de Londres et décide de les vendre à l'ambassade d'Allemagne, par l'intermédiaire du fonctionnaire Moyzisch. Ribbentrop, ministre des affaires étrangères du gouvernement nazi  lui donne le nom de Cicéron pour cette opération. Son plan qui consiste à passer de son état de valet à celui d'homme riche à Rio de Janeiro.

Il se fait aider par la Comtesse Slaviska (Danielle Darrieux)  pour mettre à l'abri l'argent gagné, recevoir les négociateurs allemands et préparer les faux papiers du voyage. Des fuites entre ambassades entraînent la venue de Travers (Michael Rennie) des services de contre espionnage de Londres. La comtesse entre-t-elle dans le jeu de Diello ou pense-t-elle à le doubler? Dellio arrive-t-il à réaliser son plan?


Travers-Moyzisch-Diello
Le livre
Le producteur de la 20th Century Fox, Darryl Zanuck, a obtenu les droits sur un livre paru en 1950 Der Fall Cicero (Operation Cicéron) de Ludwig Carl Moyzisch. Que le titre du livre apparaisse dans la première séquence avec en surtitre "Five Fingers" est bien entendu une belle façon de jouer entre la fiction et la réalité, ce qui est le fond du scénario. Notons que 10 ans après le film parait en 1962 le livre "Moi Cicéron" de Elyesa Bazna (le véritable "Cicéron").


Bien que le livre de Moyzisch donne les éléments essentiels de ce qui s'est réellement passé à Ankara, il a certainement sa part de fiction. Par ailleurs, Bazna-Cicéron a disparu et l'on n'a pas encore sa version des faits. L'affaire rocambolesque et romanesque offre, bien entendu, tous les ingrédients pour un film. Ce qui permet au scénariste de parler de documents concernant le débarquement en Normandie, ce qui sera invalidé plus tard, de changer les dates puisque c'est dès Octobre 1943 que Bazna contacte Moyzisch et non en Mars 1944, de contracter les évènements sur une période très courte. Mais surtout, au lieu de faire référence aux nombreuses maîtresses qu'aurait eu Bazna, il a la très bonne idée d'inventer le personnage de la comtesse qui donne plus de force aux intrigues et jeux de dupes dont Mankiewicz modèle avec plaisir les dialogues.

Le titre du film
Il semblerait que Daryl Zanuck refusa le nom de Ciceró qui apparaît dans le titre du livre car il rappelle le quartier Cicero de Chicago où avaient eu lieu des émeutes raciales entre le 10 et le 12 Juillet de l'année de tournage[1].

Il parait aussi que le choix de Five fingers est du à l'intérêt d'un  Zanuck suffisamment superstitieux comme pour faire figurer un chiffre dans le titre, ce qui a porté bonheur à la Fox les années antérieures avec les films de Henry Hathaway dont nous parlerons plus loin. L'affiche donne aux cinq doigts les noms de "Lust-greed-passion-desire-sin" (soif de pouvoir- avidité- passion- désir- péché).

Le choix d'une équipe
Après Diplomatic Courier, je pense naturellement à Five Fingers (L'affaire Cicéron- Joseph L. Mankiewicz-1952). Moins connu que The third man (Le troisième homme), il reste un des meilleurs films d'espionnage de l'époque et je le situe dans ce Dossier FILM NOIR pour quelques raisons que je crois bonnes.

C'est d'abord la photo de Norbert Brodine, qui a déjà donné ses images sombres et inquiétantes à quelques films noirs de Hathaway comme The house on 92nd Street en 1945, Kiss of Death et Rue Madeleine en1947. La même année, il assure la direction photographique de Boomerang de Elia Kazan que l'on traitera peut-être plus tard. Auparavant, il avait accompagné Mankiewicz dans Somewhere in the nignt (Quelque part dans la nuit- 1946), premier film de Mankiewicz pour la 20th Century Fox (Five Finger étant son dernier avec cette production).

C'est aussi la musique de Bernard Hermann qui crée cette atmosphère propre aux films noirs. Il a le don de l'orchestration qui accentue l'inquiétude du personnage et la menace qui pèse sur lui dans l'action. Herrmann a été un fidèle de Orson Welles depuis le succès radiophonique de La Guerre des Mondes, puis Citizen Kane et La Splendeur des Ambersons. Il retrouve ici Mankiewicz pour lequel il avait déjà écrit la musique de The ghost and Mrs Muir (L'aventure de Madame Muir-1947). Avec Five Fingers nous l'entendons explorer des pistes qu'il développera plus tard avec Hitchcock. La séquence à Istanbul résonne déjà des accents de Vertigo.


Darryl Zanuck choisit Henry Hathaway pour réaliser le film. Celui-ci a eu un grand succès avec le film noir Call Northside 777(1948). Comme nous l'avons vu avec Diplomatic Courier, Hathaway a un goût pour le réalisme et les tournages hors des studios, parfois sur les lieux mêmes de l’action, des caractéristiques qui ont certainement motivé Zanuck dans son choix ; celui-ci souhaite en effet que le film soit tourné dans un style

proche du documentaire. On sait d’après un mémo daté du 7 novembre 1950 qu’il veut donner à Diello-Cicéron le rôle central de l’histoire en ne lui attribuant aucune prise de position politique. Compte tenu de la relation du personnage principal avec les nazis, cette neutralité permet de le faire accepter plus facilement par le public en ce début des années 1950.
Le scénario est confié sur ces bases à Michael Wilson qui vient d'obtenir un Oscar pour A place in the sun (Une place au soleil-Georges Stevens-1951). James Mason signe en 1950 un contrat à court terme avec la Fox pour pouvoir incarner Rommel dans The desert fox (Le renard du désert-1951) sous la direction de Henry Hathaway. Pendant la pré production de L’Affaire Cicéron, Hathaway fait donc appel à James Mason pour interpréter le personnage principal.


Pourquoi ce changement de direction? Joseph L. Mankiewicz vient de gagner 2 Oscars comme réalisateur coup sur coup: en 1950 con A letter to three wives  et en 1951 avec All about Eve qui relance la carrière de Bette Davis.  Il est en fin de contrat avec la Fox pour qui il vient de terminer People will talk (On murmure dans la ville- 1951). Avant la fin de son contrat, alors qu'il envisage de reprendre une production indépendante, d'avantage dans son tempérament et bien qu'il ne supporte pas Zanuck , il accepte l'offre que lui fait le producteur. Ce dernier sent qu'il vaut mieux miser sur lui plutôt que Hathaway, lequel a déjà préparé l'essentiel du film. Mankiewicz accepte la base du scénario et le choix de James Mason. Celui-ci, malgré le changement de réalisateur en cours de route, sera ravi d’être dirigé par Mankiewicz.

Le nouveau metteur en scène respecte la continuité dramatique rédigée par Wilson, mais va reprendre tous les dialogues –bien que son nom n'apparaisse pas dans le générique avec Wilson –et donner à ce qui aurait pu être un bon petit film noir d'espionnage comme Diplomatic Courier une qualité dans le rapport entre les personnages: rapports de force l’ambition, les jeux de pouvoir et de mensonges, la manipulation, les trahisons, la fausseté des sentiments et surtout de la parole, l'instrument absolu que Mankiewicz utilise avec art dans les confrontations verbales. Autant d’éléments primordiaux dans l’œuvre du cinéaste auxquels il ajoute une maîtrise du rythme, en particulier dans le suspense, le long silence qui accompagne l'employée chargée de nettoyer les tapis. Puis Bernard Hermann donne le contrepoint musical à ce silence. Un coup de maître.


von Richter,  ´délégué par le gouvernement de Berlin, arrive à Ankara .
 Von Papen et Moyzischse voient retirer le dossier Cicéron.
Von Papen ironise: "Quelles instructions me donne la Gestapo?"
De quelques dialogues entre certains personages


Première séquence: récital Wagner la réception des ambassadeurs à Ankara
-Conversation entre les ambassadeurs allemand et japonais.


L'ambassadeur japonais prétexte une migraine pour se retirer. Von Papen lui répond que lui aussi-
-Von Papen: «Wagner me rend malade»
-Ambassadeur japonais: «Monsieur von Papen, j'ose croire que votre pays appréciera cette audace…vous êtes le seul allemand surprenant que je connaisse»

-La comtesse et Von Papen

Ruinée et cherchant à retrouver son rang, elle sait que ses relations, son charme, sa capacité pour organiser fêtes et réceptions lui permettent de servir n'importe quelle ambassade en échange d'argent.
-Von Papen: «Souvent je me demande, comtesse pourquoi avez-vous quitté Varsovie?»
-Elle: «Les bombes pleuvaient et j'étais en dessous.. A Londres? Recevoir des bombes à Londres n'était pas plus attrayant qu'à Varsovie».
-Von Papen «vous auriez pu retourner à votre pays, en France».
-Elle: «Comme la pauvre veuve d'un comte polonais germanophile? »
-Von Papen: «vous auriez compté sur notre protection»
-Elle: «J'ai entendu dire que déjà mes terres et tous mes biens sont protégés en Pologne»

Von Papen souriant, lui répond que le nouveau propriétaire est Goering. La comtesse offre alors ses services à l'Allemagne,
-Von Papen, avec un certain mépris:« vous suggérez que le gouvernement allemand vous utilise comme espionne?... Un travail sordide»
-Elle: «sordide mais bien rémunéré»
Mankiewicz décrit von Papen comme élégant et raffiné, parfois indifférent, parfois très critique à l'égard de son gouvernement. Lorsque Berlin ne prend pas en compte les informations de Diello sur le bombardement anglais des champs pétrolifères en Roumanie pour s'assurer que ses informations sont fiables et, bien entendu, décident de ne pas avertir les Roumains, von Papen enrage: «ne pas avertir les Roumains… des milliers de morts … Paranoïaques, bande de gangsters débiles! Il est temps de comprendre que nous avons un gouvernement de délinquants juvéniles».


Séquence: réception chez la comtesse
Von Richter (envoyé de Berlin par la Gestapo) est invité à cette réception pour traiter directement avec Diello-Cicéron. Mankiewicz Ce dernier a installé son centre d'affaires chez la comtesse, faisant profiter celle-ci d'une partie de ses bénéfices. Von Richter se présente comme Holder, homme d'affaires suisse. La comtesse cherche à en savoir plus sur le personnage:




-Elle: vous aussi êtes un diplomate, Mr Holder?
Von Richter: Je suis ce que l'on peut appeler un "intermédiaire" (middleman)
Elle: Les intermédiaires abondent en Suisse, il semblerait que ce soit l'occupation nationale.
Von Richter: Nous les suisses sommes depuis des centaines d'années au milieu de tous. [jeu de mots entre intermédiaire, middleman en anglais, l'homme du milieu]


Moyzisch, l'auteur du livre qui inspire le film,  est un personnage décrit avec soin et ironie par Mankiewicz. Oskar Karlweis  porte son rôle de fonctionnaire subalterne, fidèle adorateur de Hitler, au plus près de la réalité. En opposition avec Diello-Cicéron qui, lui, n'a aucun scrupule pour trahir ceux qui l'emploient. face à Moyzisch dont le caractère  lui offre la possibilité de se venger de sa propre position en le traitant en valet, Diellol ne manque pas de cynisme.

Par exemple lorsqu'il se sert à boire dans le buereau de Moyzisch en l'obligeant à boire lui aussi: «L'un des avantages d'être dans un pays neutre est que les allemands peuvent boire un bon whisky écossais, tandis que leurs ennemis peuvent savourer une bonne bière allemande». Tout en contrôlant la combinaison du coffre de l'ambassade allemande: "Quel manque d'imagination, c'est la date de naissance d'Hitler".



Il y a encore tout un festival de bons mots et de rebondissements dans ce jeu d'apparences et de simulacres où, à la fin, toute se joue dans le faux et mérite un grand éclat de rire.



Notes
[1]. Emeutes à Cicero-Chicago: voir le lien suivant