La crise est une transformation accompagnée de tension, souffrance, douleur. Si la transformation ne s'opère pas, la crise cède la place à la catastrophe. Afin d'alimenter le débat sur la crise économique en cours, il me semble intéressant de revenir sur le texte de André Gorz publié en Septembre 2007 intitulé "La sortie du capitalisme a déjà commencé", que nous citions dans le dossier LES RÈGLES DU JEU. Ce philosophe a dressé dans les années 2006-2007 un diagnostic précis et lucide des impasses du capitalisme financier qui anticipait la crise actuelle. Gorz a très vite compris que "l’informatique, l’immatérialité des connaissances donnait l’essor à une intelligence collective qui échappe à la logique capitaliste du profit et de la croissance indéfinie" [1]. Mais il pose avant tout la question essentielle: que désirons-nous faire de et dans notre vie?
1- L'entreprise rentière: les actionnaires
1.1- Pouvoir du capitalisme
Le capitalisme s'est assuré progressivement le monopole des moyens de production et a su développer les chaînes de consommation, publicité à l'appui «En spécialisant, divisant et mécanisant le travail dans de grandes installations, il a fait des travailleurs les appendices des mégamachines du capital». Des mégamachines dont tous sont les serviteurs et qui nous dictent les fins à poursuivre et la vie à mener.
« En éliminant le pouvoir [des citoyens] sur la nature et la destination des produits, il a assuré au capital le quasi-monopole de l’offre, donc le pouvoir de privilégier dans tous les domaines les productions et les consommations les plus rentables, ainsi que le pouvoir de façonner les goûts et désirs des consommateurs, la manière dont ils allaient satisfaire leurs besoins».
1.2- La course à la productivité
Cependant, pour une production donnée, la quantité de travail humain diminue fortement lorsque l'informatisation et la robotisation entrent en jeu dans cette production. Une fois amortis les investissements sur la technologie, la baisse du coût de travail entraîne une baisse du prix du produit. Si l'entreprise veut maintenir son volume de profit, elle doit augmenter la productivité du travailleur, c'est-à-dire la valeur produite par ce travailleur. Dans un contexte de technologie avancée actuelle, la recherche évidente d'augmentation de la productivité fait «qu'il faut qu’elle augmente encore pour éviter que le volume de profit ne diminue. La course à la productivité tend ainsi à s’accélérer, les effectifs employés à être réduits, la pression sur les personnels à se durcir, le niveau et la masse des salaires à diminuer. Le système évolue vers une limite interne où la production et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables».
1.3- La rente
Pour éviter une baisse du prix du produit, l'artifice consiste à le soustraire aux lois du marché, c'est-à-dire de lui donner une valeur "immatérielle non mesurable" qui dépasse sa valeur d'usage, son utilité dans le quotidien: La qualité immatérielle c'est «le style, la nouveauté le prestige de la marque, le rareté ou "exclusivité"… «Les qualités immatérielles incomparables procurent à la firme productrice l’équivalent d’un monopole et la possibilité de s’assurer une rente de nouveauté, de rareté, d’exclusivité».
Or cette rente n’est pas de même nature que le bénéfice occasionné par la valeur du travail. Une entreprise crée de la valeur au sens économique dans la mesure où elle produit une marchandise vendable avec du travail. La rémunération de ce travail s'opère lorsque l'entreprise met en circulation (crée, distribue,) du pouvoir d’achat. Si son activité n’augmente pas la quantité d’argent en circulation elle ne crée pas de valeur. Si son activité détruit de l’emploi, elle détruit de la valeur.
La baisse des coûts de production, due à la robotisation et l'informatique, entraîne pour les produits en tant que marchandises une diminution réelle de la valeur au sens économique que cette rente compense, parfois très largement. «La part de la rente dans le prix d’une marchandise peut être dix, vingt ou cinquante fois plus grand que son coût de revient, et cela ne vaut pas seulement pour les articles de luxe ; cela vaut aussi bien pour des articles d’usage courant comme les baskets, T-shirts, portables, disques, jeans… ».
Le sort de la rente est la redistribution au profit des actionnaires, des entreprises rentières, donc au dépend des forces du travail. «La rente de monopole consomme de la valeur crée par ailleurs et se l’approprie».
2- L'industrie financière
2.1- Le but est l'accroissement de la rente
André Gorz explique le développement de l'industrie financière, cause principale de la crise économique par cet accroissement de la rente qui devient, plus que le profit, le but principal de l'entreprise, ce qui conduit l'entreprise « à inventer continuellement des besoins et des désirs nouveaux, à conférer aux marchandises une valeur symbolique, sociale, érotique, à diffuser une "culture de la consommation" qui mise sur l’individualisation, la singularisation, la rivalité, la jalousie, bref sur ce que j’ai appelé ailleurs la socialisation antisociale ».
L'accumulation des capitaux qui caractérise l'entreprise rentière permet d'en conserver une partie sous forme de capital financier: «La production n’étant plus capable de valoriser l’ensemble des capitaux accumulés, une partie croissante de ceux-ci conserve la forme de capital financier. Une industrie financière se constitue qui ne cesse d’affiner l’art de faire de l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre que diverses formes d’argent. L’argent lui-même est la seule marchandise que l’industrie financière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers».
La masse de capital gérée par cette industrie financière représente trois à quatre fois le PIB mondial. La "valeur" de ce capital est en réalité fictive. Les investisseurs rentiers anticipent en fait une croissance future, la hausse future de l'immobilier, les gains que pourront dégager les restructurations, fusions, concentrations, etc. Anticipation ou endettement… nous connaissons les conséquences lorsque la confiance vient à disparaître.
2.2- Le mirage de la croissance
Lorsque les politiques insistent sur "la croissance économique" ils oublient de mentionner que cette croissance est «fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, est de loin le moteur principal de la croissance mondiale (y compris de la croissance chinoise). L’économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière. Jusqu’au moment, inévitable, où les bulles éclatent, entraînent les banques dans des faillites en chaîne, menaçant le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie réelle d’une dépression sévère et prolongée (la dépression japonaise dure depuis bientôt quinze ans)».
Pour André Gorz, le problème n'est pas tant le manque de régulation du système financier ou la présence de fonds spéculatifs ou de paradis fiscaux: «la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur l’économie mondiale n’est pas due au manque de contrôle ; elle est due à l’incapacité du capitalisme de se reproduire. Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires». Si l'on fiscalise les plus-values fictives des bulles spéculatives dans le cadre d'une redistribution des richesses, l'on risque la dévalorisation de masses énormes d'actifs financiers et la chute du système bancaire. Par ailleurs, il est urgent de prendre en compte qu' «il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans».
3- La fissure: le bien commun
«La crise du système … s’explique principalement par un bouleversement technoscientifique qui introduit une rupture dans le développement du capitalisme et ruine, par ses répercussions la base de son pouvoir et sa capacité de se reproduire…C’est ce pouvoir que la révolution informationnelle commence à fissurer».
Nous avons besoin de trouver la voie de l’autonomie dans la définition de nos besoins et de leur mode de satisfaction … «De toute évidence, la rupture avec la tendance au « produire plus, consommer plus » et la redéfinition autonome d’un modèle de vie visant à faire plus et mieux avec moins, suppose la rupture avec une civilisation où on ne produit rien de ce qu’on consomme et ne consomme rien de ce qu’on produit. L’obstacle que le capitalisme a dressé sur la voie de cette autonomie, c'est la nature même des moyens de production que Gorz appelle la mégamachine. Nous nous devons de nous libérer «de l’emprise qu’exerce le capital sur la consommation et de son monopole des moyens de production».
A cette fin, «une lutte est nécessaire contre la marchandisation de richesses premières - la terre, les semences, le génome, les biens culturels, les savoirs et compétences communs, constitutifs de la culture du quotidien et qui sont les préalables de l’existence d’une société. De la tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou barbare que prendra la sortie du capitalisme».
Dans un premier temps, il importe «que la principale force productive et la principale source de rentes tombent progressivement dans le domaine public et tendent vers la gratuité ; que la propriété privée des moyens de production et donc le monopole de l’offre deviennent progressivement impossibles ; que par conséquent l’emprise du capital sur la consommation se relâche et que celle-ci peut tendre à s’émanciper de l’offre marchande».
Il convient de contrôler la "société de la connaissance" avec l'objectif d'en faire «une richesse ayant vocation d’être un bien commun, et les brevets et copyrights censés le privatiser n’y changent rien ; l’aire de la gratuité s’étend irrésistiblement. L’informatique et Internet minent le règne de la marchandise à sa base. Tout ce qui est traduisible en langage numérique et reproductible, communicable sans frais, tend irrésistiblement à devenir un bien commun, voire un bien commun universel quand il est accessible à tous et utilisable par tous» [2]. Claudio Prado, qui a dirigé le département de la culture numérique au ministère de la Culture du Brésil, disait récemment [3]: « L’emploi est une espèce en voie d’extinction… Nous comptons sauter cette phase merdique du 20è siècle pour passer directement du 19è au 21è siècle ». L’autoproduction des ordinateurs par exemple a été officiellement soutenue : il s’agit de favoriser « l’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale ». La prochaine étape serait logiquement l’autoproduction de moyens de production. Si le prolétariat devient un concept du passé dans les pays où le capital a su manipuler l'écosystème et développer des techniques sophistiquées, conquérir l'immatériel, l'appropriation et la transformation de ce capital au service des libertés individuelles reste, au-delà de tout sentimentalisme, le projet civilisé face à la barbarie que prépare la fin du capitalisme.
Notas
[1] Hommage de Michel Contat (du Groupe d'Etudes Sartriennes) à Gorz dans un article du Nouvel Observateur
[2] Une voie s'est ébauchée, qui «mène à l’extinction du marché et du salariat par l’essor de l’autoproduction, de la mise en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels libres, du réseau libre, de la culture libre avec la licence CC (creative commons)» par exemple.
[3] André Gorz à ce sujet: Il est probable que ce seront des Sud-américains ou des Sud-africains qui, les premiers, recréeront dans les banlieues déshéritées des villes européennes les ateliers d’autoproduction de leur favela ou de leur township d’origine.
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