Camps
Nous sommes à la limite de la mémoire et de l'histoire. Il aura fallu que la pensée ne bronche pas, alors que cet "il aura fallu". la mettait en face de sa propre nécessité, en face de l'innommable de son achèvement. Il aura donc fallu que la pensée elle-même aille, plus loin qu'â l'adhésion, à l'adhérence, par le silence, -à la nuit, au brouillard- Nous avons à regarder. Mais ce n'est pas un spectacle. Nous avons à regarder cette nuit qui aura détruit nôtre regard. Il aura fallu que nous pensions encore cela, dépourvus de pensée.
Nuit et Brouillard de Alain Resnais "Paysage" vu d'un camp en Allemagne |
Les camps matérialisent un vide immense au cœur de l'être moderne. Les camps comme sur représentation d'une toute puissance: auto idolâtrie du nazisme. Montrer les images est possible. Montrer ce qui tue toute possibilité d'images est impossible sauf à refaire le geste du meurtrier.
N'y aurait-il proximité des hommes que dans les foules totalitaires ou la souffrance massifiante?
Nuit et Brouillard de Alain Resnais |
Entre la tragédie enfantée par les masses et l'individualité égoïste il y a un monde d'ombres et de dérision qui n'a plus pour issue que de se laisser hypnotiser par les objets afin de combler l'apesanteur totale dans laquelle il se trouve.
Si témoigner est indispensable, témoigner ne suffit pas. Les femmes et les hommes qui viennent de vivre cela ont vu "ce que les hommes ne doivent pas voir", et ils ne peuvent être crus et compris que s'ils inventent un nouveau langage pour l'inexprimable.
L'Espèce Humaine de Robert Anthelme est une réappropriation corporelle du langage humain après sa destruction dans les camps: qu'il n'ya pas de différence de nature entre le régime "normal" d'exploitation de l'homme et celui des camps; que le camps est simplement l'image nette de l'enfer plus ou moins voilé dans lequel vivent encore tant de peuples. Dire: "c'est horrible" ne dit rien de l'expérience vécue, la banalise. Dans son livre chaque phrase est déchirée par cette tension faite d'un vieux langage menteur qui se détruit et d'un langage nouveau qui luit doucement sous les décombres, á la limite de la mort. Il dit ce qui est arrivé de façon telle que cela devient insupportablement, indispensablement croyable." L'Enfer ce serait le lieu oú tout ce qui se dit, tout ce qui s'exprime est vomi á égalité comme dans un dégueuli d'ivrogne"."Le bourreau peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose"."Comprenez bien ceci: vous avez fait en sorte que la raison se transforme en conscience. Vous avez refait l'unité de l'homme. Vous avez fabriqué la conscience irréductible". Il élabore les bases d'une éthique fondée non pas sur le Je ni sur une solidarité illusoire, mais sur une amitié qu'il définit ainsi "l'histoire de chacun se fait á travers le besoin d'être reconnu sans limite; l'amitié désigne cette capacité infinie de reconnaissance. Imaginer que ce besoin soit constamment celui d'autrui, que l'autre comme nous-mêmes soit livré á cette exigence et acharné á obtenir réponse, qu'il se dévore lui-même et soit comme une bête si la réponse ne vient pas, c'est á quoi l'on devrait s'obliger et c'est l'enfer de la vie quand on y …" –"A la place du pain, il fallait au moins savoir. Si je sais qui m'a volé, il me semble que je ne serai plus volé absolument. Savoir qui a volé, c'est sortir á demi de la catastrophe".
Patrice Lumumba: l'holocauste est la seule unité de mesure de la race humaine, ni ciel ni enfer, la vieille Europe civilisée tuait sa propre élite.
Le bouleversement est aussi théologique: la possibilité et l'efficacité d'une telle barbarie au cœur de l'homme conduisent soit á une récusation complète de Dieu comme possibilité, soit provoque un retournement des représentations de la divinité et de ses attributs traditionnels: la toute puissance se mue en toute faiblesse, la force et la grandeur en abandon revendiqué.
Primo Lévi: "Dieu n'existe pas, c'est Auschwitz qui existe". Pour Albert Camus: ce nihilisme qu'il combat, en témoin concerné de l'horreur, il le nomme Auschwitz ou Hiroshima; ce néant qu'il affronte, il l'incarne dans la figure infiniment pathétique de cet enfant mort dont, après Dostoïevski et Faulkner, il hérite et dont il fait l'insoutenable point d'aporie de toute pensée. Le cadavre de l'innocence constitue le plus irréfutable démenti de toute parole d'assentiment accordée á l'atrocité du monde. Camus prend la mesure d'un âge dominé par le régime rationnel dune ´terreur qui justifie l'abject et en diffuse planétairement les effets de masse: que le crime, l'attentat aveugle, le calcul concentrationnaire, la logique génocidaire ne puissent jamais se prévaloir de la raison qu'invoque cyniquement le discours de l'Histoire, tous ses livres l'ont dit et répété á une époque où juger l'idéologie passait pour une naïveté et une ignominie.
Lettre de Schoenberg à Kandinsky: il me semble à moi que Kandinsky ne peut même pas avoir la géométrie en commun avec eux (les antisémites). Cela ne peut pas être sa position ou alors il ne se tient pas là où je me tiens. Avec les antisémites, les nazis, les fascistes, on ne peut même pas avoir la géométrie en commun.
Jorge Semprun: Les écrivains sont les seuls capables de maintenir vivant le souvenir de la mort. Si les écrivains ne prennent pas possession de cette mémoire des camps, s’ils ne la font pas revivre et survivre par leur imagination créatrice, alors nous aurons échoué. Après les derniers témoins, l’expérience de la mort ne sera plus un souvenir de chair et d’os. Lorsque tous les témoins auront disparu…il reste encore une mémoire vive, personnelle de l’expérience des camps, une mémoire qui nous survivra, c’est la mémoire juive. Longue vie au tournesol juif qui reflète toute notre mort.
-Où vas-tu? demande-t-il à l'enfant -En Allemagne répond l'enfant Paysage dans le brouillard de Théo Angelopoulos |
Camp et Champ... de bataille
Quelles sont les raisons obscures qui poussent un individu d’aller sur un champ de bataille. Les démocraties occidentales sont bien contentes de trouver ces cinglés là. La guerre n’est pas que sur des champs de bataille. Il est temps pour l’individu de se battre avec lui-même._____ Hans Gunther Adler dans Un voyage décrit la machine de mort sous l’allégorie fantastique de l’araignée, le mouvement des pattes rythmant le processus de destruction comme les aiguilles d’une implacable horloge et ceux qui collaborent avec elle sont ses émissaires.
La notion de encampement décrit comme un seul processus ces lieux où des personnes se déplacent et où du personnel administratif les contrôle. Comment se passe le maintien dans l’exil ? Quelle est la logistique de ce pouvoir de mise à l’écart ? Quel tracé, quel périmètre et quelles frontières sont en train d’être créés ? La logique gestionnaire de l’action humanitaire lui fait perdre de vue l’engagement solidaire pour devenir un mode de gouvernement. Quand l’on vit sur une frontière dans l’attente du passage, on devient le réfugié. En ce lieu aux limites de la politique, que Walter Benjamin a appelé vie nue, l’état d’exception devient la norme. L’encampement, qui désigne les camps de réfugiés et les centres de rétention, fait des individus des migrants et des indésirables et ce que vécut Walter Benjamin se multiplie aux marges de l’Europe. Des tentatives de suicide ont triplé dans certains centres en 5 ans. C’est dans ces marges que s’opère l’hospitalité. La cosmopolitique de l’hospitalité oppose aux classements des politiques gestionnaires la réalité d’un monde commun qui s’invente en se déplaçant. Un monde qui montre du doigt le conflit ouvert à propos de la liberté de circuler et de se faire une place.
LIENS
W. Benjamin - H.G. Adler - Jorge Semprun - Albert Camus - Primo Levi - Patrice Lumbumba - Robert Anthelme