Arendt et la liberté

Cette page appartient au Dossier HANNAH ARENDT, Domination et Liberté

La compréhension n'a pas de fin, elle ne peut donner de résultats définitifs. Elle est plutôt le mode spécifiquement humain de vivre, puisque chaque individu a besoin de se réconcilier avec le monde où il est né et au sein duquel il demeure toujours étranger à cause de son irréductible unicité



Imagination, compréhension et liberté

Dans le Dossier IMAGINATION , faisant référence à la page IV à Jean-Paul Sartre, nous signalons que le pouvoir que l'imagination exerce sur les choses au-delà de la réalité, représente notre capacité de transcender le monde tel qu'il se présente, donc notre liberté.

Dans l'œuvre de Hannah Arendt, la liberté se situe au cœur de la polis. Elle se présente comme la direction vers l'inconnu. Chaque individu a le pouvoir de l'action politique, peut s'exprimer dans l'initiative, dans ce qui n'existait pas encore, dans l'exceptionnel. Nous sommes loin de "l'Etat d'exception" de Carl Schmitt (voir Arendt et la domination). Il s'agit ici de l’exception de la créativité de chaque singularité.

Mais l'action politique exige de l'individu sa compréhension «un processus compliqué qui ne produit jamais de résultats manifestes. C'est une activité sans fin… par laquelle nous acceptons la réalité, nous nous réconcilions avec elle, c'est-à-dire que nous essayons d'être en harmonie avec le monde».

Arendt parle d'un "mental ouvert", une "mentalité étendue", de la capacité à différencier plus qu'à ordonner ou intégrer. C'est l'imagination, cette représentation de la réalité, qui aiguise le discernement. Elle fait en sorte que «la densité particulière qui enveloppe tout ce qui est réel», ne rende opaque la pensée. C'est l'imagination qui nous permet de nous mettre «à la place de l'autre», ce que Arendt décrit ainsi: «l'imagination s'entraîne pour aller rendre visite». Tout un programme! C'est là une proposition sur l'approche du mental qui fait de l'imagination un synonyme de la compréhension.

Quand il s'agit d'action politique, Arendt insiste sur une compréhension qui prenne en compte le poids de l'histoire:

«La compréhension signifie examiner et supporter constamment le poids que notre siècle a placé sur nos épaules… La compréhension, en somme, signifie un affrontement attentif et non prémédité avec la réalité, supporter celle-ci quelle qu'elle soit».

Il y a quelque chose d'implicite dans la compréhension, une pré-connaissance, une compréhension préliminaire qui, par exemple, dénonce le totalitarisme et présuppose que la lutte politique de l'humain est une recherche exclusive de la liberté.



L'espace public

«Les hommes vivaient ensemble, portés par leurs nécessités et leurs exigences. Cette force qui les unissait était la vie même…qui, pour leur maintien individuel et la survie de l'espèce, nécessite la compagnie des autres…Ainsi, la communauté naturelle de la famille naquit de la nécessité… La sphère de la polis, au contraire, était celle de la liberté et il existait une relation entre ces deux sphères, puisqu'il était logique que le domaine des nécessités vitales dans la famille fusse la condition pour la liberté de la polis» (voir Arendt et la domination dans ce Dossier).

Pour Arendt, l'action est donc un commencement marqué par l'initiative, agir c'est initier. Elle nait, apparaît aux yeux des autres (voir dans ce Blog: "Multitudes" de Paolo Virno). Chaque individu dans l'action politique participe de ce VIVRE ENSEMBLE avec sa singularité, son héritage. Il crée, introduit l'inconnu dans le connu, interfère dans la chaîne des évènements.

L'action politique est, pour Arendt, synonyme de natalité, la politique naît dans l'espace public qui se crée entre l'individu, avec toute la puissance de son initiative, et les autres, lesquels reconnaissent et saluent l'initiative.

«C'est l'intersubjectivité du monde qui assure notre appartenance à la même espèce».



Surmonter les préjugés

Mais, attention!... nous dit Hannah Arendt, la politique se dissout dans le politique, celui des partis. Nous devons nous interroger: «Comment donner à l'action politique un espace où elle puisse se déplier et la faire croître sans cesse entre les subjectivités apathiques ou résistantes?». Dans cette question, l'Etat est désigné implicitement comme le garante de la paix, mais ne peut être la source d'une vie politique authentique. Car il n'est pas question de nous libérer du pouvoir politique. S'il ne reste rien à la place du pouvoir, cela signifie le despotisme le plus redoutable puisque, dans ce cas selon Arendt, «il n'y a personne qui puisse parler avec ce Rien, ni protester face à lui».

Cependant, dans toutes les démocraties, les préjugés envers le système politique sont forts compte tenu avant tout des «moyens belliqueux dont il dispose», lesquels font craindre la possibilité de la disparition de l'humanité. Mais Arendt prévient aussi: il y a, en contrepartie, «l'espoir que la raison l'emportera dans l'Humanité, laquelle saura se défaire de la politique plutôt que d'elle-même –grâce à un gouvernement mondial qui dissolve l'Etat dans une machine administrative capable de résoudre les conflits politiques bureaucratiquement et de substituer les armées par des corps policiers». De nos jours, la tendance est de donner aux armées des fonctions humanitaires, avec droit d'ingérence que les masses peuvent applaudir plus facilement.


Pour Arendt, le point essentiel, quant aux préjugés sur le politique, porte sur la confusion que nous faisons lorsque nous parlons de la politique. On définit généralement ainsi les relations entre dominants et dominés, entre "élites" et citoyens. Avec cette perspective, «au lieu d'une abolition du politique, nous obtiendrons une forme despotique de domination amplifiée jusqu'au monstrueux, dans laquelle l'abîme entre dominants et dominés prendrait une proportion si gigantesque que même les rebellions seraient impossible, et encore moins que les dominés puissent contrôler en aucune façon les dominants».

Elle rajoute: «Cependant, si nous entendons par politique un espace publique dans lequel les humains sont fondamentalement actifs et persistants quant à la résolution des problèmes de l'humanité, ce qui d'ailleurs ne pourrait se faire autrement, alors l'espoir ne serait pas si utopique».

Cette persistance, cette durabilité qui se superpose aux devenirs du mouvement de la vie doivent «transcender la simple fonction des biens de consommation et l'utilité des objets courants». Il s'agit donc de situer l'action politique dans une sphère plus large que le confort matériel.

Bien sûr, les démocraties de masses vivent l'indignation, l'impuissance… ou l'oubli lorsqu'il s'agit du vote politique, le désir de consommation et de croissance quand il s'agit de l'économie, l'ignorance face aux mécanismes financiers, l'apathie ou les préjugés quand il s'agit de l'action politique.

Au lieu de constater l'abîme qu'il y a entre les idées et la réalité, nous pouvons apprendre de cette crise à voir que, derrière des mécanismes apparemment complexes que nous présentent les médias, il y a des mots simples qui demandent que nous y réfléchissions.