"Double Indemnity" (Billy Wilder)

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Assurance sur la mort
Metteur en scène: Billy Wilder
Scénario: Raymond Chandler et Billy Wilder
Musique: Mikiós Rózsa
Photographie: John Seitz 
Acteurs: Barbara Stanwick (Phyllis)
-Fred MacMurray (Walter Neff)
- Edward G.Robinson (Keyes)
Année 1944: Billy Wilder  achève le tournage de Double Indemnity quelques mois avant de se rendre en Allemagne où il est amené à superviser le montage des différentes prises effectuées lors de la libération des camps de concentration (voir dans le Dossier: Cinéastes dans les camps: Death Mills)



Double Indemnity  présente des caractéristiques très particulières dans son genre.  Son esthétique apporte une grande innovation et un modèle pour le FILM NOIR à partir de cette date. Son accueil enthousiaste encore de nos jours le confirme et il est considéré comme un classique. Si The maltese falcon (Le faucon maltais-John Huston-1941, d'après le roman  de Dashiell Hammett) et This gun for hire (Tueurs à gage-Frank Tuttle-1942,  d'après le roman de Graham Greene) ont antérieurement introduit ce style, Double Indemnity  crée une atmosphère qui marque le genre.

La photographie de John Seitz
Nous avons cité John Seitz au sujet de Josef von Sternberg (voir Shanghai Gesture) avec qui il avait travaillé dans Sergeant madden, mais aussi au sujet de This gun for hire cité ci-dessus et bien entendu Sunset Boulevard dans lequel il rencontre à nouveau Billy Wilder après Double indemnity et Lost Weekend un an plus tard. L'utilisation de la lumière filtrant à travers les persiennes est une innovation dans le film noir, mais nous pouvons penser à l'influence de Sternberg sur Seitz, même si le propos est ici moins lyrique.

Billy Wilder raconte que, pour obtenir une atmosphère asphyxiante et sordide de la maison de Phyllis , John Steiz employa une poudre argentée "qui dansait sous la lumière comme dans les peintures des maîtres du passé". C'est la même technique qu'il utilisera plus tard pour la maison de Norma (Gloria Swanson) dans Sunset Boulevard.

«Le soleil passait à travers les persiennes illuminant la poussière» dit la voix off de Neff (Fred MacMurray) tandis qu'il parcourt le salon de Phyllis.   Seitz sait rendre parfaitement  l'atmosphère propre au genre dans les extérieurs  nocturnes mais aussi crée une luminosité saturée pour les extérieurs de jour comme, par exemple, dans la séquence où Jeff arrive à la maison de Phyllis, avec son commentaire en off.

«C'était une de ces maisons de style espagnol à la mode il y a une quinzaine d'années». Quant aux personnages, la photographie  met en évidence la tension chargée de sensualité qui se dégage dans la relation entre Neff et Phyllis. L'image sert de narration: la contreplongée sur la femme nue sous sa serviette de bain, dominant l'homme dans l'escalier…


…la descente de l'escalier et…  le reflet du bracelet qu'elle porte à la cheville, point de départ pour la conquête de Neff.

L'éclairage éclatant du visage ou des cheveux de Phyllis ou, au contraire, son visage dans l'ombre contrastant avec le pull blanc, sont des plans qui définissent en fait le regard chargé de désir de Neff.



 La voix off

«Los Angeles, 16 Juillet 1938. Je n'aime pas le mot "confession"…»

Dès la première séquence, le développement de la narration est prévisible. La voix de Neff enregistrant sa confession alors que saigne sa blessure par balle nous fait pénétrer dans l'essence des récits de "Black Mask", des séries noires et du pur film noir. C'est une introduction qui se retrouve dans D.O.A. de Rudolph Maté ou Sunset Boulevard du même Wilder: à partir de Double Indemnity, nous retrouverons souvent ce type de mise en scène pour décrire l'aspect inéluctable du destin du protagoniste. La voix off enchaine à partir de cette première séquence.  Burt Lancaster dans The Killers (les tueurs-Robert Siodmak-1946),  Orson Welles dans The Lady from Shanghai (1948), Humphrey Bogart dans Dark Passage (Delmer Daves-1947)… et tant d'autres, savent que, quelque soit le chemin qu'ils choisissent, le destin finira par les rattraper. Cette fatalité qui nous est révélée au début du film transforme le sens du suspense: nous savons qu'il y a eu crime, l'assassinat du mari de Phyllis, qu'elle et Neff, l'agent d'assurance, sont complices, que le crime fut parfait du moment que Keyes, le chef de Neff dans la "Pacific all risk insurance" s'est trompé quant à l'identité du criminel malgré sa perspicacité. Même si le film nous réserve de bons moments de suspense,   il est  libéré de l'intrigue au profit d'une extraordinaire peinture sociale de par  la caractérisation des personnages et leurs relations,  le rythme avec lequel se transforment les sentiments des amants complices et surtout l'atmosphère sensuelle et des dialogues fortement suggestifs. Billy Wilder compte avec l'aide de la partition musicale de Miklos Rozsa et, surtout,  celle de Raymond Chandler avec qui il signe le scénario à partir du roman de James Cain publié en 1936 et lui-même inspiré d'un fait divers en 1927. Chandler s'est rendu célèbre pour son premier roman The big sleep en 1939 et que Howard Hawks adaptera (Le grand sommeil- 1946), suivi de La dame du lac que Robert Montgomery tournera en camera subjective en 1947. Les deux œuvres ont Philippe Marlowe comme héros. Avec Assurance sur la mort, Chandler entre à Hollywood: «Nous nous disputions car il n'avait aucune connaissance du cinéma, mais lorsqu'il s'agissait de définir l'atmosphère et de caractériser les dialogues, il était extraordinaire» commente Billy Wilder.
L'atmosphère de James Cain 
…révisée par Chandler est réalisée principalement autour de deux couples: Neff et Phyllis d'une part et Neff et Keyes de l'autre.



Reprenons ici quelques dialogues de cette série noire filmée de Chandler et Wilder:
Cette phrase de Neff dans sa confession enregistrée, caractéristique des héros perdants: «je pensais que tout allait mal se terminer. Je n'entendais pas mes propres pas, Keyes… ils étaient ceux d'un homme mort».
La rencontre de Neff et Phyllis, elle le toisant du haut de l'escalier:
Neff: L'assurance prend fin le 15… Je ne souhaiterais pas que s'abiment les pare-chocs.
Phyl: … Je crois comprendre de quoi vous parlez… Je prenais un bain de soleil…
Neff: Espérons qu'il n'y avait pas de pigeon




Puis, dans la même séquence, après que Phyllis se soit vêtue, ce jeu de mots sur l'assurance de l'auto du mari:



-Mon mari sera ici demain. Je pense que vous désirerez le rencontrer, n'est-ce pas?
-C'est ce que je pensais, mais ça m'est passé. Vous voyez ce que je veux dire…
-Dans cet Etat, il y a une limite de vitesse: 45 milles à l'heure
-… et à quelle vitesse j'allais, mon sieur l'agent?
-Disons… 90
-Disons que…vous descendez de la moto et me filez un PV
-Disons que cette fois c'est juste un avertissement
-Et si ça ne sert pas
-Disons qu'il faudra que je tape dans les jointures
-Disons que je me mets à pleurer sur son épaule
-Disons que vous devriez plutòt essayer celle de mon mari
-Là vous m'avez eu!
Lorsqu'à la fin de l'aventure Phyllis raconte à Neff les détails de son propre plan –partir avec un autre et éliminer Neff:

Neff: Pour une fois je te crois parce que c'est plutôt pourri
Phyl: nous sommes aussi pourris l'un que l'autre
Neff: Oui, mais toi un peu plus que moi
Phyl: je n''ai aimé ni toi ni personne… je suis pourrie et je t'ai utilisé, comme tu l'as dit
Ambiance!
Après tant de cynisme, de lâcheté, de tromperies et de peurs, la dernière séquence nous offre un moment de forte émotion, traité avec sensibilité et sobriété par Wilder. Neff, le criminel fatigué et blessé, voudrait fuir ou mourir. Son chef Keyes qui a toujours compté su Neff pour allumer ses cigares, se penche sur lui pour lui allumer une cigarette
Neff: le type que tu cherchais était trop près
Keyes: encore plus près, Walter
Neff: moi aussi, je t'aime


"D.O.A."(Rudolph Maté)

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D.O.A. (Mort à l'arrivée-1950)
Mise en scène: RudolphMaté
Musique: Dimitri Tiomkin
Photographie: Ernest Lazlo
              Pamela Britton
              Luther Adler
Un homme avance dans les couloirs du commissariat de Los Angeles, jusqu'au bureau des homicides. La musique de Dimitri Tomkin nous communique son sentiment d'angoisse et le rythme de son pas ferme et décidée. Le leitmotiv du film donne, dès la première séquence, le signal que le dialogue confirme:
-Je viens déclarer un assassinat
-Asseyez-vous. Où a-t-il été commis?
-A San Francisco, hier nuit
-Qui a-t-on assassiné?
-Moi… Voulez-vous ou non m'écouter? il ne me reste pas beaucoup de temps.
Et commence le flash back de celui qui va mourir.
Après avoir vu sunset Boulevard (1950) de Billy Wilder, un fil conducteur est facile à établir avec D.O.A. (Mort à l'arrivée -1950) de Rudolph Maté.  Dans l'histoire du Film noir, Sunset boulevard et  D.O.A.  sont marquants pour la voix off de celui qui vient de mourir dans le premier (Joe Gillis/William Holden) et de celui qui sait qu'il va mourir (Frank Bigelow/Edmond O'Brien) dans D.O.A.
On peut aussi noter d'autres relations entre les deux films: les deux acteurs William Holden et Nancy Olson qui jouent dans Sunset Boulevard, venaient de terminer  Union Station (Midi, gare centrale)  avec Rudolph Maté tourné la même année que D.O.A.
Remakes
Il y a mieux: D.O.A. serait inspiré de Der Mann, der seinen Mörder sucht ((L’homme qui recherchait son propre meurtrier  -Robert Siodmak-1931),  dont l'un des scénaristes n'est autre que… Billy Wilder. Ernst Neurbach qui participa aussi au scénario de ce film, tiré d'une de ses pièces de théâtre,  "Jim, der Mann mit der Narbe", le reprendra dans On demande un assassin en 1949 avec Fernandel puis en fera un remake en 1952: Man lebt nur einmal (L'homme qui ne vit qu'une fois-). Un autre remake de ce dernier film sera la comédie Alles im Eimer (Ralf Gregan-1981). Enfin, Aki Kaurismaki s'empare du sujet et tourne I hires a contract killer (J'ai engagé un tueur -1990) dans lequel Jean-Pierre Léaud, qui ne parvient pas à se suicider, contacte un tueur pour effectuer le contraCette liste impressionnante de remakes depuis 1931 témoigne de la source d'inspiration  qu'a été le scénario en Allemagne, en France et aux Etats-Unis et je crois même en Australie.  Le thème de l'individu qui essaie d'échapper à un destin peut effectivement être traité comme une comédie ou comme le plus fort des suspenses.
La transgression
Un thème essentiel du film noir est de suivre les tribulations du protagoniste qui, à partir d'une transgression qui semble mineure dans son parcours, se retrouve plongé dans des situations aux conséquences dangereuses pour lui ou ceux qui l'entourent. Nous le verrons dans Détour, Kiss me deadly, Pick-up on South Street, Double Indemnity, Gun Crazy, The Lady from Shanghai  et tant d'autres… 
Mais la proposition de D.O.A. ajoute un élément de suspense et d'angoisse qui fait toute la force du film et permet au spectateur de vivre un moment tout à fait excitant: voilà donc un personnage, Frank Bigelow,  qui nous raconte comment il a vécu son dernier cauchemar: savoir qu'il va mourir sans savoir pourquoi. Le personnage de Frank est interprété magistralement par Edmond O'Brien. Lui qui a tenu tant de rôles secondaires, même s'il fut récompensé par l'Oscar,  porte ici tout le poids du film et utilise l'éventail complet des émotions que la situation exige.
Frank Bigelow tient un cabinet de notaire dans une petite ville de Californie. Il est aidé par une secrétaire,…

… Paula (Pamela Britton) qui rêve de devenir sa femme. Frank a besoin de réfléchir sur le sujet et décide de prendre une semaine de congé à San Francisco. Peut-être qu'inconsciemment a-t-il  décidé d'enterrer sa vie de vieux garçon… Il descend dans un hôtel où a lieu un congrès dans une ambiance gaie et bien arrosée.
Paula au téléphone: Frank, sache que rien dans ta conduite ne doit te rendre coupable…

…ce qui augmente son sentiment de culpabilité puisqu'au même moment il reluque une congressiste appuyée au chambranle de la porte de sa chambre.
Paula lui a bien parlé d'un certain Phillips, d'un bureau d'import-export, d'un contrat… Mais les congressistes entrainent  ce bonasse de frank  au Fisherman, un club de jazz typique de la sous-culture Beat…

…femmes et hommes électrisés par le groupe de jazz,

…le machisme à fleur de peau chez certains, nous sommes plongés dans un reportage d'un puissant réalisme. Si la séquence dans un bar est le point de passage obligatoire dans un bon film noir, dans D.0.A. nous pouvons apprécier un excellent groupe de jazz –la scène a été enregistrée dans un studio de Los Angeles et retravaillée ensuite en play-back.

Frank se rend au bar et se risque à un flirt au bar du club avec Suzy –ou peut-être bien s'appelle-t-elle Lucy, je ne sais pas trop…

…Il l'invite à prendre un verre. Et voilà la transgression!
Savoir que l'on va mourir
A partir de cette invitation,…


… la permutation des verres de whisky par  l'inconnu au bar,

…le retour seul à l'hôtel… au matin, Frank ne se sent pas bien du tout:

-Garçon, remportez la boisson, … je ne peux ni regarder  le plateau… j'ai besoin d'air frais…

Visite au premier médecin: votre corps a absorbé assez de toxines pour que l'on puisse espérer une réversibilité… il ne vous reste pas beaucoup de temps à vivre…

… au second médecin: je crois que vous ne comprenez pas, monsieur Bigelow, on vous a assassiné…

Frank court, la musique reprend le thème de la première séquence,

…le piano remplace les violons, l'angoisse le tenaille, la force du destin, la marche inexorable vers la mort, l'autocompassion,  le piano…Magnifique séquence tournée sans permis dans Market street et d'autres rues de San Francisco:

…les passants bouche bée de voir Edmond O'Brien dans cet état d'excitation, de panique, bousculant les uns et les autres… Une scène qui nous rappelle celle tournée aux mêmes endroits et dans les mêmes conditions par Valentina Cortese dans The house in Telegraphic Hill traitée dans ce dossier.

Le soleil brille,...

…la petite fille joue avec une balle,

…les amoureux se retrouvent sur l'air d'une valse de Strauss…  la vie est belle!`
"On vous a assassiné" la phrase résonne dans sa tête. Il reprend des forces, marche d'un pas ferme jusqu'au Fisherman:

 …savoir qui m'a assassiné, cela n'est pas inéluctable! La musique reprend le thème de la marche. Frank est décidé: chercher, retrouver et laisser éclater sa rage. Pourquoi lui? Qui lui en veut?


Paula au téléphone, dans son rôle de secrétaire: tu pourrais: au moins me  faire croire que je te manque… à propos, Phillips est mort hier nuit…ses bureaux…Bradbury Building… Los Angeles…
C'est le choc pour Frank mais aussi une piste.
De san francisco a Los Angeles  
La nuit envahit l'écran, le Bradbury Building et le Million Dollar Hotel, qui fait l'angle avec Broadway. C'est dans le Bradbury Building que Frank devra résoudre l'énigme, l'immeuble même où Ridley Scott tournera plus tard Blade Runner.

Avant d'être metteur en scène, Rudolph Maté a été l'un des plus grands  directeurs de la photographie de l'histoire du cinéma  (voir l'intéressant lien suivant Jean Charpentier et ses références à Dreyer puis au Gilda de Charles Vidor). A Hollywood, en effet, Maté suit la carrière de Rita Hayworth mais travaille avec les plus grands metteurs en scène Hitchcock, Welles… Il passe à la mise en scène à son tour en se spécialisant dans le Film Noir de petit budget.

Dans D.O.A. l'illumination contrastée des extérieurs et l'atmosphère particulière  du Bradbury Building qu'obtient  le directeur de photographie Ernest Lazlo nous fait sentir la présence et les conseils de Rudolph Maté qui tient la caméra.

Les heures sont comptées
L'obscurité se fait plus épaisse, Frank se sent de plus en plus asphyxié dans sa poursuite …qui passe de bureaux sordides …en usines désaffectées.

Sa recherche à Los Angeles le met en contact avec des personnages louches et manipulateurs. A la panique due à la boisson empoisonnée par une main inconnue, voilà que viennent s'ajouter une foule d'informations inextricables que ce soit de la part de…

…la veuve de Phillips, de son amant,

…de la maitresse de Phillips Maria Rakubian (Laurette Luez)

…ou du  sinistre Majak (Luther Adler) impliqué dans l'achat d'un métal rare, ou son acolyte sadique Chester (Neville Brand dans un rôle mémorable)…
Nous sommes au cœur du plus pur Film Noir, Frank Bigelow vit ce qu'a vécu O'Hara (Orson Welles) dans The lady from Shanghai ou ce que vivra cinq ans plus tard Mike Hammer (Ralph Meeker) dans Kiss me deadly mais à un degré rendu encore plus fort par l'inexorable écoulement des heures qui lui restent à vivre, la rage de ne pas pouvoir comprendre ce qu'a à voir l'enregistrement d'un contrat avec son empoisonnement, la soif de justice et de vengeance.
"tout ce que j'ai fait c'est établir un acte de vente notarié" dit Bigelow avant de tomber mort. Que mettons-nous dans le procès verbal, chef?,  demande un policier. Mettez "Mort à l'arrivée": Dead On Arrival. Un tampon d'encre noire  marque les lettres D.O.A. sur l'archive de Frank Bigelow.

"The Shanghai Gesture" (Josef von Sternberg)

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Shanghai, un monde globalisé

The Shanghai Gesture (Josef von Sternberg-1941) est le film de tous les superlatifs: le plus mystérieux, captivant, baroque… Il y a, comme dans un rêve brumeux,  le port de Shanghai.
Il y a surtout la grande folie de la maison de jeu

 le  Casino de "Mother" Gin Sling, une chorégraphie inouïe d'hommes et de femmes de tous pays, et au centre …

..."les jeux sont faits, rien ne va plus" dit Marcel Dalio.
Lorsque la jeune et riche Victoria Chateris,  arrivée récemment de Suisse, vient y tenter sa chance, elle a ces paroles d'enfant naïve:
Comparés à cela, tous les autres endroits sont comme des jardins d'enfants… On y sent une atmosphère si incroyablement maléfique! Je ne pensais pas qu'un tel endroit puisse exister, sauf dans mon imagination… tout peut s'y produire, à n'importe quel moment» dit Poppy (Gene Tierney).


Shanghai, miroir déformant des problèmes qui assaillent le monde… une moderne tour de Babel, évolue dans la guerre perpétuelle selon la volonté des dieux, écrit  Sternberg en fin de Générique.


Dans "De vienne à Shanghai", Josef von Sternberg nous décrit la ville de Shanghai, à l'embouchure du Huang-p'u, sur ce qui avait été autrefois «un marécage boueux où les marchands d'opium et de thé avaient construit une ville unique en son genre». Shanghai était divisé en secteurs où les citoyens des Etats-Unis, de Grande Bretagne, de France, du Japon, de la Russie et de l'Allemagne possédaient leurs propres tribunaux et les services postaux de leurs pays réciproques. Shanghai fut une colonie «qui avait monstrueusement prospérée car elle était devenue la décharge –il faut bien qu'il y en ait une –où se déversaient l'ordure et la lie du monde entier… C'était la chine, certes, mais une Chine où, sur des écriteaux accrochés aux devantures, on lisait "Interdit aux chiens et aux chinois".  De cela, bien des gens auront à payer les conséquences et pendant très longtemps».
Avec ce texte, l'intelligence prémonitoire de Sternberg semble anticiper la situation actuelle du monde. Mais dans The Shanghai Gesture, il va plus loin et décrit le monde du marché global et du jeu de la Bourse. Le Casino de "Mother Gin Sling" où se déroule pratiquement toute l'action du film en est la représentation. La maison de jeu nous est brusquement révélée derrière la porte où s'engage le Docteur Omar (Victor Mature), véritable arène sur plusieurs étages.


En son centre se déroule le jeu de la passion du gain dans une pulsion d'autodestruction et de mort. Des paniers, tirés par de cordes,  remontent  jusqu'aux coffres que l'on remplit de bijoux, de bons du trésor, de devises de tous les pays dans des paris perdus. C'est une représentation d'un monde global infernal, cauchemardesque. Sternberg, dans le même texte, rappelle qu'il a visité au début du XXème siècle un établissement du même type, «un monde en miniature, sauf qu'il n'était pas fait pour les "diables étrangers¨" mais pour les chinois». Il le décrit dans tous ses détails et nous rappelle que, lorsque les japonais envahirent Shanghai,  ce centre d'attractions fut détruit par un bombardement incompréhensible de l'aviation chinoise. «L'endroit était bondé et on releva 12 000 morts et autant de blessés».
Dominants et dominés




Sternberg peint une fresque poétique dans laquelle  les personnages sur jouent leurs rôles et  les moments les plus tragiques, dans la dénonciation de la domination ou du racisme,  semblent irréels. Il nous a prévenus dès la fin de générique: «notre histoire se situe hors du temps présent». Bien sûr, le temps présent du film, c'est la Guerre mondiale qui se déchaine en Europe et, bientôt en Asie. Mais cette irréalité, si elle donne toute sa beauté au film, accentue la vision pessimiste d'une condition humaine où, de tous temps,  les rapports dominant/dominé ont été dénoncés par ceux qui ont su voir. Dans "The World"(Shijie-2004),  Jia Zhang-ke reprend le thème du parc d'attraction, cette fois dans le Pékin contemporain,  pour tracer à son tour une fresque semblable et exprimer la même dénonciation.

 The Shanghai Gesture est un film noir dès la première séquence. Bien sûr, on n'y rencontre pas  de détectives chapeautés sinon…
un surprenant agent de la circulation indien
dont les gestes semblent reproduire une danse traditionnelle
et une foule qui se déplace en… ombre chinoise,
dans les studios californiens, provenant probablement de Chinatown.

L'ambiance brumeuse du port, les contrastes lumineux propres à l'expressionisme lyrique de Sternberg,  donnent au film une atmosphère qui n'a rien à envier aux meilleurs films noirs de Howard Hawks, Siodmak, Preminger ou Lang. 
Non seulement la beauté de l'image mais aussi la force de la narration en font, dans son cadre exotique, le film noir par excellence. Le monde de la  prohibition et des gangsters de Chicago, celui des chefs maffieux décrit dans  "The big combo", celui  de la vengeance avec "The killers" ou de la perversion avec "Scarlet Street", films dont nous parlerons bientôt,  sont décrits ici avec une force particulière qui fait l'originalité de Sternberg dans le traitement du film noir. Le metteur en scène avait déjà réalisé avant celui-ci: Sergeant Madden (Au service de la loi- 1939), thriller de gangsters à la mode mais précurseur du film noir remarquable pour la photographie de John Seitz, que nous retrouverons dans Double Indemnity (Assurance sur la mort-Billy Wilder-1944).

Le film est tiré d'une pièce de John Colton, mais ce qui était un bordel dans l'œuvre initiale  devient un Casino et la protagoniste nymphomane et droguée de John Colton devient ici alcoolique et dilapide la fortune de son père à la roulette.

"Mother Gin Sling" dirige le Casino avec un sens aigu du négoce

Elle est interprétée par Ona Munson qui fut marquée par son rôle de Belle,
la tenancière d'un bordel, amie de Rett Butler dans Autant en emporte le vent
mais se heurte à la pression de promoteurs qui, avec la complicité des politiques locaux et des banquiers, cherchent à la déloger pour construire. On lui annonce la fin de son bail autour d'une partie de cartes.


On lui donne jusqu'au nouvel an chinois pour s'installer dans le quartier chinois. La compagnie Interchina est repreneur dans des conditions de spéculation à grande échelle.


 C'est le richissime  Sir Guy Chateris (Walter Huston) qui dirige l'opération.

 La domination au sein du milieu occidental:
 "La mairie de la ville  n'est pas contre la disparition du quartier…
Il faudrait augmenter les capitaux"

Gin Sling découvre facilement qui est Sir Guy: il l'a épousé sous un autre nom, ils ont eu un enfant, il s'est enfui avec l'enfant qu'elle croit mort, il a volé son père. Le mécanisme de la vengeance se met en place.
Cependant ne nous y trompons pas. Il se dégage des personnages et de leurs  relations, même chez le vieil intendant de "Mother Gin Sling",  une forte charge sensuelle


et le problème de la prostitution comme domination de la femme est dénoncé par des images et un texte que l'on oublie difficilement. Mother met en scène devant ses invités occidentaux, notables de la ville et Sir Guy, la vente aux enchères de prostituées à des marins, dans une séquence qui semble irréelle.  Spectacle pour touristes dit-elle, rajoutant que c'est ce qu'elle a vécu:


 «rien n'était faux, en ce temps là… J'étais en cage, un port par semaine… les dessous de mes pieds fendus, dans lesquels on avait cousu des cailloux pour m'empêcher de m'échapper».

"Aimez-vous le Nouvel An chinois?"
Tant dans les scènes d'intérieur comme d'extérieur, la sensation d'enfermement est constante, s'apparente à un univers carcéral malsain et destructeur. Le Casino de "Mother" est un refuge pour des personnages étranges, peut-être maléfiques comme le prétentieux  Docteur Omar,

Victor Mature est le Dr Omar
docteur de Shanghai... et  Gomorrhe, docteur en rien,
ça ne blesse personne au contraire de la plupart des médecins.

Omar sert d'instrument de vengeance pour Gin Sling.  Il va entrainer Poppy/Victoria, attirée par lui, sur le chemin de la déchéance. C'est lui qui porte le mieux les attributs de l'exotisme  avec son burnous et son fez, implorant Allah et  récitant des vers aussi vides que pompeux. La mother, Gin sling, dont le nom est lié à un passé de prostitution, évoque par ses tenues des geishas japonaises. Elle apparait accompagnée d'un coup de gong.

Poppy: Gin Sling? Pourquoi pas Wisky soda?
- Mother: il y en avait déjà une… et une Martini et une Miss Benedictine…
j'aurais pu m'appeler Rose ou… Poppy!

On pourrait penser que Sternberg, dans ces caricatures de l'arabe Omar ou de la chinoise Gin Sling  à l'apparence cruelle correspondent à une vision raciste d'un Orient suffisant. Il n'en est rien. Gin Sling a assez souffert pour être en droit de demander justice. Elle a ses propres pouvoirs, connait les secrets de chacun, ce qui lui permet de se jouer des hypocrites mais aussi des puissants occidentaux qui désirent la chasser. Elle prend plaisir à cela mais tous reconnaissent sa bonté: elle est une grande dame intelligente qui, avec humour, se rie même de son sbire Omar: "il ferait mieux de ne pas penser".

 Si aucun des détails de ce monde exotique n'est superflu c'est bien pour mettre en évidence la critique acerbe d'un Occident raciste et dominateur. Le mépris que montrent Sir guy et sa fille Poppy, mais aussi d'autres occidentaux comme Dixie,  vis-à-vis des chinois,  ou même des russes est dénoncé dans plusieurs séquences. C'est là une des descriptions des plus acerbes de l'individu occidental dans toute sa bêtise et sa suffisance.

Poppy est au centre de la narration mais aussi de l'image. Gene Tierney fit ses débuts au théâtre et ses connaissances, comme dans le cas de Grace Kelly,  la conduisent à Hollywood où elle tourne son premier film avec Ftirz Lang en 1940 puis, en 1941, quatre films avant The Shanghai Gesture, son premier film important pour sa carrière. Nous la reverrons dans Laura et d'autres films noirs de Preminger. La référence dans le film à ses qualités littéraires –elle écrivit des poèmes et un livre –et ses études en Suisse, lui permettent d'entrer avec un naturel confondant dans le film, accentué par sa beauté et son élégance. Elle est une enfant capricieuse, gâtée  par un père riche, cherchant à masquer sa fragilité et ses peurs par une attitude de domination, de mépris des indigènes et de provocation dans un monde qui lui est étranger.

Devant la représentation qu'offre le Casino de Mother, Poppy est fascinée, irrésistiblement attirée. Son père lui servant de banquier, le Casino lui fera, sur ordre de "Mother", un crédit illimité pour sa consommation de sensations fortes: jeu, alcool, drogue… sans compter les cadeaux somptueux à son gigolo Omar. Le père devra racheter ses dettes au prix fort, la laissant entrer ainsi dans une spirale destructrice.

Il serait difficile de ne pas penser ici à ces crises économiques qui mettent certains pays dépensiers, –soit au niveau de l'Etat, soit au niveau du privé, entreprises ou consommateurs– sous la domination du système financier d'autres pays. L'avantage des dominants, comme Sir Guy ou "Mother", c'est qu'ils ont les moyens d'imposer leur vision du monde, même si les uns dévorent les autres, comme lui compte le faire avec "Mother". Mais leur faiblesse c'est que cette vision du monde est faussée et ils se trompent sur le processus qu'ils ont mis en marche. L'un comme l'autre, ils paieront cher leur jeu de la domination.


Sir Guy comprendra, comme Bette Davis dans le film prédédement traité dans ce Dossier: The letter,  que chaque culture a ses règles; "Mother Gin Sling", quant à elle, aura probablement des difficultés à acheter la police pour se sauver.

 Entrainée dans une pulsion d'autodestruction, attirée par Omar, mandaté par Gin Sling, le Casino causera sa perte.  A grand renfort de gros plans, de transparences, Sternberg dépeint le théâtre de sa transformation comme une sorte d'enfer baroque, un univers fantasmagorique envoûtant où la mort est omniprésente, indissociable de cette spirale qui mène au trou noir de la roulette.
La transformation physique du personnage de Poppy est un enjeu majeur : de plus en plus sublime à mesure que le film avance, mais animée à la fin par une flamme de folie destructrice.



Le passé de chacun, sauf celui d'Omar, sera dévoilé au cours du repas de Nouvel An organisé par "Mother".

Le mural du Casino a été peint par Keye Luke, le fameux Dr Yang dans Alice de Woody Allen (1990) et le savant des Gremlins.
Le grand jeu des émotions, de la passion et du désir de pouvoir sur les autres,   continuera à enrichir  les loups et anéantir les agneaux. Le rire du Dragon du Nouvel an chinois répond à la folie du monde.