"L'homme qui tua Liberty Valance":(Cycle:Au temps des mensonges)


Affiche du film à Séville

Le mensonge est la base du nouvel Etat, nous dit John Ford. L’épopée de l’Ouest et l’époque glorieuse de Hollywood ont passé, c’est la mort d’une certaine Amérique et de tous les vieux mythes, du règne des acteurs et du cinéma américain. La morale de l’histoire est que pour être un Grand Homme, il ne sert à rien de défendre les grands principes de la Constitution. Il vaut mieux tuer quelqu’un. Nous voilà au temps du Césarisme électronique selon Umberto Eco, ce temps où le culte à la personnalité, lors du vote des citoyens-spectateurs des démocraties représentatives, conduit à demander à l’élu d’avoir l’efficacité propre d’un homme d’affaires et être un chef… de guerre si nécessaire.


QUELQUES DONNÉES
Avec plus de 130 films, entre 1917 et 1966, la carrière de John Ford ressemble plus à celle d’un écrivain ou d’un peintre qu’à celle d’autres metteurs en scène. Bien que d’avantage connu pour ses westerns, il reste l’un des plus grands réalisateurs américains, loué par Eisenstein et bien d’autres pour l’élégance de son art et la discrétion de ses effets cinématographiquesl A une époque où le système de standardisation était si limitatif et lourd, Ford avait le génie de l’utiliser en effectuant le montage dans le temps du tournage, ce qui permettait une réalisation dans un temps record. De 1937 à 1941 il crée une suite de chefs-d’œuvre qui l’amènent à l a gloire et lui permettent de lutter contre le mac-carthysme et la tyrannie des producteurs de Hollywood. Il monte sa propre production, Argosy, comme le firent Fritz Lang ou Frank Capra.
En 1946, Ford s’éloigne de la forme classique du western et déplace de façon subtile les règles habituelles du genre. Il confirme cette tendance avec Liberty Valance en 1961, son dernier film en noir et blanc. Le film s’inspire d’une nouvelle de Dorothy M. Johnson dont l’œuvre a inspiré des films comme Un homme nommé Cheval ou La colline des potences. Il semblerait aussi que le film s’appuie sur le livre de Henry Nash Smith Terres vierges, symboles et mythes de l’Ouest qui parle d’un certain Doniphan (rôle tenu par John Wayne) et d’un Stoddard (James Stewart dans le film) avocat du Massachusetts nommé premier gouverneur de Louisiane par Jefferson.  

ZOOM
Film célèbre pour son double flash-back, Liberty Valance débute, comme Citizen Kane, par une investigation  sur un personnage (ici il s’agit de quelqu’un que peu connaissent). Si les journalistes de Citizen Kane ne connaîtront jamais ce que signifie Rosebud, ici aucun lecteur du journal Shinebone Star ne connaîtra la véritable histoire de l’homme qui tua Liberty Valance. pour le journaliste du village de Shinebone, «nous sommes dans l’ouest et quand la légende devient réalité, il faut imprimer la légende».
Ford nous parle de la distorsion entre les faits eux-mêmes et  l’Histoire telle que la vit la mémoire collective. Dans la démocratie représentative, la légende et les mensonges permettent au politicien ambitieux arriver au pouvoir. Le mensonge est le fondement du nouvel Etat.




PLAN PANORAMIQUE
Liberty Valance est un film crépusculaire, dans un genre qui n’a jamais cessé d’être crépusculaire et de nous parler d’un monde qui disparaissait[1]. Ici, le metteur en scène va situer l’action après la disparition de ce monde pour nous enseigner, en flash-back et avec lucidité, le processus qui y a conduit. Deux époques se retrouvent ainsi en opposition. Bien que Ford brouille les pistes, il y a des indications précises quant au lieu et la date des évènements décrits. Ce pourrait être le Colorado qui choisit d’être un état des USA en 1876. Ford situe les séquences du début et de la fin du film vers 1910, avec un flash-back dans les années 1880, c’est-à-dire l’Ouest du passé avec le passage de la diligence au train, les problèmes d’irrigation, le mythe du jardin ...


Le mythe du jardin



...qui se substitue au mythe du désert qui avait attiré les aventuriers. La seconde époque, 30 ans après, est bien celle du Jardin et de la Légende. Il a fallu sacrifier un certain mode de vie pour que le désert puisse fructifier.


Le mythe du désert: les cactus de  la maison incendiée de Wayne



REGARD CRITIQUE
Le problème politique que pose le film correspond à la volonté des éleveurs du Nord d’une rivière de maintenir la région comme territoire ouvert. Ceux-ci envoient Liberty Valance comme représentant aux élections du Sud, région de cultures.

Wayne, ironique face à l'affiche de Open Range des éleveurs


Open grange, territoire ouvert, est le slogan du parti des éleveurs, et représente une certaine idée de la liberté, celle des grands espaces. L’approche de Ford est, en fait, d’aller au-delà de ce problème politique de l’Ouest qui est celui de l’Etat contre le territoire pour instaurer la loi et l’ordre. Ford pose la question ¿qu’est-ce que la démocratie ? Le droit de vote, l’éducation, la presse sont les thèmes essentiels.
Cependant, il laisse entendre que l’éducation porte en soi une certaine contrainte (ne pas boire, ne pas fumer, savoir mettre les couverts…). Par ailleurs, l’opposition entre violence d’un pays sans loi et l’organisation d’une société selon des lois, met en évidence la liberté de la presse comme condition essentielle pour accéder à cette société. Quant au droit de vote, Stoddart (James Stewart) le propose au village comme le nouveau pouvoir, mais el est en fait l’unique citoyen qui puisse et veuille accéder à un tel pouvoir.



Le vote à Shinbone
 Lorsqu’il apprend la vérité de la bouche de John Wayne,  dans un second flash-back –ce qui lui permet de décharger sa conscience de la responsabilité du crime qui l’a conduit au pouvoir suprême –il n’a aucun scrupule à apparaître comme un justicier aux yeux de l’opinion publique, être celui qui tua Liberty Valance.


L'entrée en politique de Stewart sous l'oeil désabusé de Wayne

Prochain film présenté dans le cadre de ce cycle: la fragilité de la démocratie en Europe avec l'arrivée au pouvoir des colonels en Grèce- Z de Costa Gavras.

----------
Note

[1] Lire l'étude critique de Jean-Louis Leutrat dans la collection "Synopsis" Nathan ISBN 2-09-190977-7